Suzanne Sebo

SUZANNE SEBŐ

Propos recueillis par Diane Moquet

 

Chaire ICiMa : Pourrais-tu présenter ton parcours et expliquer comment tu as rencontré le domaine du cirque ?

 

Suzanne Sebő : D’abord, j’ai fait des études d’architecture, que j’ai suspendues pour faire des études de scénographie à l’ENSATT.

A l’issue de mes études, j’ai travaillé avec un metteur en scène hongrois, Árpád Schilling. J’avais suivi une création de sa compagnie Krétakőr (La Glace mis en scène par Kornél Mundruczó) en tant qu’assistante de scénographe puis une autre co-création avec le Phun (Père Courage mis en scène par Ferraille et Árpád Schilling) en tant que traductrice, ma langue maternelle étant le hongrois.

Il était invité comme metteur en scène au CNAC en 2009 pour le spectacle de fin d’étude de la 21ème promotion et m’avait proposé d’accompagner le projet et la tournée. Cela ne s’est finalement pas fait mais je m’étais déjà rendue au CNAC et avais rencontré quelques étudiants pour la préparation du projet. J’ai aussi eu l’occasion de présenter à Árpád mon camarade de promotion de l’ENSATT, créateur sonore, Alexis Auffray, qui lui, a participé à la création de Urban Rabbits et suivi la tournée du spectacle.

 

De fil en aiguille, j’ai eu la chance de rencontrer certains circassiens de cette promotion du CNAC dont Marion Collé, Vasil Tasevski, Fragan Gehlker, Jean Charmillot, Matthieu Gary puis Fanny Sintès et la compagnie des Bekkrell. J’ai suivi leurs créations au fil du temps et j’ai été amenée à contribuer à ma manière à certaines créations, en réalisant des croquis, des illustrations d’affiches, de feuilles de salle, de flyers, etc. Ce travail a été plus loin avec Marion Collé, que j’ai eu l’occasion d’accompagner en tant que scénographe.

Ma rencontre avec le cirque, c’est d’abord une fascination, une rencontre humaine plus que technique.

 

Après quelques années, pendant lesquelles je travaillais comme scénographe et architecte en freelance, je suis partie vivre au Japon grâce à une bourse de recherche. Je m’intéressais depuis plusieurs années aux paysages industrialo-portuaires, sujet de mes deux projets de fin d’études – scénographie puis architecture – et j’ai ainsi pu approfondir mon exploration dans les ports japonais entre 2011 et 2015.

Les ports industriels sont restés en suspension, car en revenant j’ai commencé à travailler dans un bureau d’études de scénographie d’équipement qui s’appelle Architecture et Technique où je travaille encore aujourd’hui, dirigé par Jacques Moyal avec ses associées Carole Clerc et Adeline Hautot. Nous sommes une équipe de sept personnes et participons à la conception de salles de spectacles de différents types, tant au point de vue de l’envergure que de l’usage.

Nous sommes de plus en plus souvent amenés à intégrer aux salles des accroches circassiennes. Par exemple, nous travaillons en ce moment sur la rénovation du Fourneau à Brest, avec pas mal de recherches spécifiques pour les arts du cirque.

 

De par mon amitié avec des artistes de cirque, mes collègues me sollicitent parfois un peu comme si j’étais connaisseuse des accroches. Même si ce n’est pas encore le cas, cela me pousse à chercher de ce côté-là, à interroger les personnes que je connais et à analyser les solutions proposées dans différents lieux déjà existants. Aussi, j’ai eu l’occasion d’approfondir ma réflexion sur la scénographie du cirque à travers la rédaction d’un article sur Le Vide de Fragan Gehlker et Alexis Auffray, qui a été publié en décembre dans la Revue AS (Titre : « Sisyphe sur le tas »).

 

Chaire ICiMa : En quoi consiste le travail de scénographe d’équipement ? En quoi se différencie-t-il du travail de scénographe, et surtout d’architecte ?

 

Suzanne Sebő : C’est une question qui m’intéresse beaucoup puisqu’elle met en tangente mes deux métiers qui sont délicats à délimiter ou à définir. Le scénographe de « décor » (certain·e·s n’utiliseraient jamais le mot « décor ») travaille avec les artistes sur les « spectacles ». Il n’intervient pas à priori sur un équipement d’accueil. Cependant, la limite peut être floue, par exemple dans le spectacle de rue ou pour beaucoup de spectacles sans décor construit, peint ou fabriqué : l’œuvre récupère le lieu existant en tant que décor. À l’inverse, on peut aussi être amené, en tant que scénographe, à créer des équipements techniques nécessaires dans un lieu donné pour un spectacle donné : l’équipement technique devient alors le décor.

Pour résumer, on pourrait vulgairement définir le scénographe de spectacle comme la personne qui contribue à donner du sens à une œuvre dramatique à travers des éléments visuels et visibles, qu’il récupère, adapte, imagine et fabrique pour donner du sens à cette œuvre précise. Il travaille au service de l’œuvre et dans sa dimension éphémère.

 

L’architecte, quant à lui, est un concepteur de bâtiments, a priori de constructions pérennes. Il répond à une commande plus ou moins précise et jongle avec des normes, des usages, des données diverses, des contraintes multiples pour donner sa place à un bâtiment en dur et qui a vocation à durer dans le temps. Il s’agit évidemment d’une définition, personnelle et non exhaustive…

 

Je vais essayer d’expliquer un peu simplement la pratique de scénographe d’équipement, à travers mon expérience. Le scénographe d’équipement est dans l’équipe de maîtrise d’œuvre, donc il travaille le plus souvent avec un architecte.

Dans le cas, le plus fréquent, où l’architecte est mandataire de la conception d’un bâtiment, il s’entoure en général d’ingénieurs spécialisés, de bureaux d’études qui font partie de l’équipe. Il y a des bureaux d’études d’électricité, de fluides, de structure, chacun spécialiste de l’un des aspects de la machine-bâtiment. Il y a souvent des interactions, des interférences, et parfois même des incompatibilités entre les ouvrages projetés par les différents bureaux d’études, et l’architecte supervise, évalue, fait la synthèse de l’ensemble.

Il veille également à « coller » au plus près du programme et à préserver l’identité architecturale qu’il souhaite donner au bâtiment.

Donc, quand le bâtiment est une salle de spectacles, l’architecte s’entoure alors d’un scénographe d’équipement, c’est-à-dire d’un bureau d’études spécialisé dans la conception des équipements scéniques. Les bureaux d’études de scénographie traitent en général, plus ou moins, de trois grandes catégories de prestations :

  • Les tribunes et fauteuils de spectacle ;
  • L’électricité scénique : réseaux, coffret, branchements, matériel son, lumière, vidéo ;
  • La serrurerie et la machinerie scénique, qui comprend tout ce qui est porteuses, équipements mobiles, passerelles, grils et faux-grils, tentures et accroches circassiennes.

On peut de plus en plus souvent ajouter une quatrième catégorie qui regroupe les équipements cinématographiques.

Ce sont donc les grands aspects que l’on traite principalement dans nos missions, avec aussi tous les conseils sur les usages courants des salles de spectacles.

 

Nous répondons le plus souvent à des appels d’offre publics concernant différents types de salle : cela peut être une salle multifonction, un auditorium, une salle de répétition, une salle de musiques actuelles, une salle à l’italienne, un chapiteau en dur, un amphithéâtre, etc.

Au niveau de l’envergure, cela peut aller d’un cinéma de soixante places à une Arena de cinq mille places.

Parfois, il s’agit de rénovations, d’autres fois de constructions neuves, ou bien encore de réhabilitations. Dans la plupart des projets sur lesquels nous travaillons, les appels d’offre sont lancés par des collectivités publiques.

 

Chaire ICiMa : De même qu’il peut y avoir une plus forte demande d’accroches circassiennes, y a-t-il du côté des salles une tendance à aller vers le modulable, ou au contraire vers les gradins en dur ?

 

Suzanne Sebő : Il y a une assez forte tendance à aller vers le tout modulable, même s’il existe encore des programmes de salles en dur avec des équipements traditionnels. C’est par exemple le cas d’un chantier que nous menons actuellement à Garges-lès-Gonesse pour un pôle culturel neuf, avec un auditorium qui comporte un gradin en dur.

 

La possibilité de moduler les salles dépend du type de projet d’exploitation. Il y a une tendance à demander la plus grande modularité possible, afin de pouvoir accueillir beaucoup de types de spectacles différents dans un même lieu. On appelle souvent ces lieux des salles multifonctions. Elles ont la plupart du temps des tribunes télescopiques, ces systèmes à tiroirs, que l’on peut replier ou déployer et avec lesquelles on peut réaliser différentes configurations de jauge.

La Manufacture des Œillets à Ivry est un bon exemple de salle très modulable. En plus de plusieurs blocs assemblables de tribunes télescopiques, des parties du plancher sont mobiles afin d’être surélevées. On peut donc obtenir par juxtaposition des blocs de tribunes, et un gradinage traditionnel de quatre cents places. Ou bien on peut au contraire utiliser la salle comme une grande boîte noire à plat, avec des blocs de gradins disposés en bifrontal par exemple, ou sans aucun gradin.

 

Dans les salles que l’on appelle « multifonctions » ou dans les salles dites « polyvalentes », on se trouve parfois face à de vrais casse-têtes car les dispositifs entièrement modulables sont soumis aux nombreuses réglementations qu’il faut étudier pour chaque configuration.

Pour donner un exemple, la question des sorties de secours et des unités de passage doit être étudiée pour toutes les configurations du public, afin que les jauges, les places PMR et les dimensions des circulations soient aux normes.

La manutention des éléments modulaires engendre aussi un certain nombre de complications. Plusieurs régisseurs se plaignent que l’excès de modularité rend chronophage le moindre petit montage.

 

Chaire ICiMa : Comment ton travail de scénographe d’équipement s’articule-t-il avec le travail des directeurs techniques des salles dans lesquelles tu interviens ?

 

Suzanne Sebő : C’est une question pour laquelle je vais avoir du mal à être synthétique, car chaque projet est assez singulier, la place du directeur technique est différente à chaque fois. Il y a bien sûr idéalement un dialogue, puisque c’est le directeur technique qui va recevoir l’équipement que nous concevons. Il en sera l’utilisateur. Mais pour expliquer la place du directeur technique, il peut être utile de rappeler comment se développe un projet de bâtiment public, et se pencher en particulier sur son montage administratif.

En essayant de simplifier : pour un appel d’offre public, les commanditaires sont très souvent les mairies, donc les maires ou bien une collectivité publique.

À l’intérieur des mairies il y a un service culturel, un service des bâtiments, un service technique, un service budgétaire, un service juridique, etc. Ces différents services mettent leurs expertises en commun pour formuler le projet, son contenu, son budget, sa philosophie, etc.

Afin d’accompagner ce commanditaire appelé communément Maitrise d’Ouvrage, un programmiste intervient souvent. Ce dernier va formuler les souhaits de la commande, rédiger ce qu’on appelle un programme de manière cohérente et plus ou moins détaillée, qui fera office de cahier des charges. Le programmiste traduit donc les ambitions de la Maitrise d’Ouvrage – mairie ou collectivité –, pour permettre à la maîtrise d’œuvre – l’architecte, les bureaux d’études dont nous scénographes – d’étudier puis réaliser le projet.

 

Quand on conçoit un bâtiment en dur et surtout dans le cadre d’un appel d’offre public, il y a des étapes assez cadrées à suivre, qui guident le dialogue entre Maitrise d’Ouvrage et Maitrise d’Œuvre. Les échanges sont rythmés par différentes phases de rendu de projet, où celui-ci est élaboré de plus en plus précisément au fur et à mesure de l’avancement des études. Cela peut se passer ainsi par exemple : après avoir gagné le concours qui présente une esquisse du projet, toute l’équipe de Maitrise d’Œuvre avance phase par phase pour préciser le projet, jusqu’à la phase la plus aboutie qui est le Dossier de Consultation d’Entreprise, DCE. C’est à partir du DCE que les appels d’offres sont lancés pour les entreprises concurrentes à la réalisation du chantier.

 

Concernant le directeur technique, tout dépend de la place qui lui est attribuée par la Maitrise d’Ouvrage et de l’engagement qui lui est possible. Il peut intervenir et prendre part à l’élaboration du projet à des moments très différents selon les projets, et selon son poste, il peut être plus ou moins engagé dans ce processus d’élaboration.

Pour certaines rénovations, comme par exemple le Théâtre de la Ville, le directeur technique suit de très près toutes les phases du projet ainsi que le chantier. C’est un véritable partenaire de la Maitrise d’Œuvre.

Alors que pour d’autres projets, il intervient parfois très tardivement, il arrive même qu’il reçoive le bâtiment clé en main après sa construction. Autre cas fréquent : le changement du directeur technique pendant le processus de conception ou de réalisation du projet.

En nous positionnant en tant que scénographe d’équipement, nous sommes un peu comme un funambule : il faut trouver un équilibre et une ligne claire et cohérente, au milieu de tous les changements, et maintenir cette ligne sur la durée du projet qui peut prendre quatre, cinq, six ans ou plus entre le rendu du concours et l’inauguration du bâtiment.

 

Ce qui m’intéresse personnellement dans le métier de scénographe d’équipement – et c’est presque utopiste – c’est de me questionner sur ce qu’est un lieu d’accueil de l’art vivant. Tout d’abord, c’est quoi le lieu pour l’art vivant ? Quels outils, quels espaces, quelles articulations ? C’est finalement aussi une question politique. Dans la pratique, il faudrait idéalement arriver à maintenir cette question à la surface, et ne pas la laisser se dissoudre dans l’énorme complexité administrative, bureaucratique qu’est la création d’un équipement culturel.

 

Chaire ICiMa : Depuis ton regard d’architecte et de scénographe, quelles sont les spécificités d’un espace de cirque ? En quoi sont-elles stimulantes pour toi ?

 

Suzanne Sebő : Il faudrait déjà définir ce que c’est que le cirque pour essayer de définir les spécificités de l’espace du cirque. Je ne me lance pas pour l’instant dans un exercice de définition.

 

Personnellement, il y a deux choses qui se sont télescopées et qui, je crois, fondent mon rapport à l’espace du cirque.

D’une part, il y a des rencontres et relations humaines dont j’ai parlé tout à l’heure, et donc l’exemple de ces pratiques dont j’ai eu la chance d’être témoin.

D’autre part, il y a toute ma recherche sur les ports industriels, que j’ai fait pendant mes études, puis au Japon.

La machinerie portuaire a, pour moi, beaucoup de correspondances avec la machinerie théâtrale. Sauf que l’absence d’humains, le peu d’indicateur de l’échelle humaine et la cinétique à grande échelle, une certaine démesure, appellent à des pratiques extrêmes qui pour moi sont sollicitées par les arts du cirque. Je vais essayer d’expliquer un peu plus cette imbrication.

 

À l’ENSATT, mon sujet de mémoire de diplôme était « L’espace de l’errance, éprouvée, racontée et transmise ». Ce thème s’est développé suite à ma première « rencontre » portuaire à Buenos Aires. Puis quand j’ai repris mes études d’architecture, j’ai passé mon diplôme sous la direction de Xavier Juillot, qui a présenté toute sa vie des installations à cheval entre le spectacle vivant, les arts du cirque, les arts de la rue, les arts plastiques et l’architecture. Son travail et sa recherche s’articulent autour des grandes échelles, et il a en particulier mené des expérimentations plastiques avec des machines-outils de port industriel (grues, portiques). La simultanéité de mes rencontres avec des circassiens, en parallèle de travaux liés aux paysages portuaires, a fondé ma vision de l’espace circassien.

C’est-à-dire, c’est un espace du possible dans l’impossible, de l’accessible dans l’inaccessible.

 

En termes plus symboliques, la correspondance du travail circassien avec le monde du travail industriel m’apparait très intéressante également. J’ai aussi trouvé chez les artistes de rue ce côté où art et travail technique sont intimement mêlés, indissociables. Et c’est aussi le propos, par exemple, de Fragan Gehlker dans Le Vide. Il y a un éternel recommencement, et un détournement de toutes choses matérielles par le corps à corps entre l’humain et le bâti, l’acharnement au travail, l’éternel recommencement d’un même essai. Avec le cirque, on touche au dépassement ou sublimation de l’humain et en cela, n’importe quel espace peut être celui du cirque.

 

Et puis il y a l’enjeu de la troisième dimension spatiale, l’axe Z, l’ascension possible, l’affranchissement du plan du sol, la recherche d’ancrages différents, les pieds de nez à la gravité.

Les circassiens peuvent pratiquer des espaces où je ne peux pas me rendre parce qu’ils ont les capacités physiques, techniques et artistiques de réaliser ces prouesses : le pouvoir de monter en hauteur, de traverser des vides, de s’accrocher à presque rien, de voler, d’exister sens dessus-dessous, autrement, d’occuper de mille manières l’espace dans ses trois dimensions.

Les spectacles du Groupe Bekkrell et en particulier le spectacle L’effet Bekkrell m’ont beaucoup intéressés pour l’exploration de tous ces aspects-là, m’inspirant la métaphore d’une recherche essentielle de liberté. Les quatre femmes travaillent sur le changement de dispositif rapide de leurs agrès. Elles refont les accroches, les dispositifs, en l’espace de quelques secondes et tout le long du spectacle et pratiquent l’espace sous toutes ses coutures.

 

Chaire ICiMa : Lors des collaborations avec des artistes de cirque, comment se déroulait le processus de création ? À quel moment intervenais-tu ?

 

Suzanne Sebő : Concrètement, en tant que scénographe à proprement parler, les seuls spectacles de cirque pour lesquels j’ai collaboré sont des spectacles de Marion Collé. Les autres collaborations avec des artistes de cirque restent graphiques.

Mais scénographie ou autre, cela passe de toute façon d’abord par le dessin.

J’ai l’habitude de me rendre aux répétitions ou aux spectacles, et de faire des croquis rapides. Cela me permet de rentrer en connexion avec l’univers des artistes, de capter des postures, des gestes, des attitudes et c’est là le point de départ.

La scénographie, dans Blue de Marion Collé, c’était très peu de dispositifs matériels : il y avait le fil, quelques éléments au sol, un toile de projection vidéo et une sorte de bande blanche dans le fond qui indiquait la verticale.

J’étais présente, dessinais, parcourais ses carnets, discutais. Je l’ai peut-être accompagnée dans la formulation ou la fixation des choses, en réalisant une maquette pour qu’elle puisse communiquer avec les structures d’accueil, et des croquis.

La collaboration avec les artistes est un partage d’imaginaires.

Quand ils me demandent de faire des illustrations, cela me permet d’exprimer ce que je vois à travers ce qu’ils font, ce que je vois dans leur art.

 

Avec Porte27, je l’ai fait à travers plusieurs affiches, flyers, collages, dont une grande affiche qui était censée représenter la compagnie. C’était comme traduire en une seule image l’univers de trois artistes. Cet échange-là est un vrai plaisir pour moi, et peut-être aussi pour eux parce qu’il donne une autre vision de leur travail que ne le ferait une photographie par exemple.

Vasil Tasevski de son côté m’a demandé de faire des dessins pour représenter ce qu’il imaginait pour I woke up in motion, et l’adapter à des lieux particuliers. Quelquefois, les artistes ont besoin que je représente leurs idées rapidement par le dessin, pour pouvoir communiquer avec d’autres sur leur projet et vérifier qu’eux-mêmes voient bien ce qu’ils voient. J’adore cet exercice.

 

Chaire ICiMa : Pour les artistes avec lesquels tu as travaillé, leur agrès était donc leur scénographie.

 

Suzanne Sebő : Oui c’est tout à fait comme cela que je le perçois, même s’il y a plein d’autres réalités. Leurs agrès sont leur scénographie, ensuite ils les disposent dans l’espace selon leur propos et ils savent très bien le faire. Dans Le Vide, on peut dire qu’il y a une scénographie assez complexe. C’est un dispositif circulaire, avec le public autour et des cordes au centre : l’espace est clairement défini. De même pour Chute de Matthieu Gary et Sydney Pin, il y a toute une réflexion sur le rapport entre le public et les artistes, l’allusion au ring révélée aussi par la lumière de Clément Bonin. Vasil Tasevski structure l’espace via une toile verticale. Jean Charmillot et Jérome Galant pour Vol d’usage ont construit leur spectacle dans leur propre chapiteau, avec une piste circulaire indissociable du spectacle. Tellement indissociable que lorsqu’ils ont joué au ThéâtredelaCité de Toulouse, ils ont monté leur chapiteau sur la scène. Tous ces circassiens que j’ai rencontrés ont le point commun d’avoir un dispositif scénographique parfois complexe dans leurs spectacles, et une réflexion sur la salle. Mais c’est comme organique, cela va de soi par rapport à ce qu’ils recherchent. Le dispositif scénographique est inséparable de leur travail circassien. Chiara Marchese, par exemple, est circassienne mais aussi scénographe, donc naturellement elle crée ses propres marionnettes pour ses créations.

C’est très organique chez les circassiens, l’espace et l’agrès font corps avec le corps – et c’est ce qui me plaît.

Publié dans Entretiens

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Fanny Soriano

Propos recueillis par la chaire ICiMa

 

Chaire ICiMa : Pourrais-tu pour commencer par dire quelques mots sur ton parcours et ce qui t’a amenée à la scénographie ?

Fanny Soriano : Je voulais faire du cirque depuis mes dix ans. J’ai fait l’école de cirque de Rosny et le Cnac très jeune – je suis sortie de Châlons à vingt ans. Je me suis spécialisée en corde lisse en duo, avec Dirk Schambacher (aujourd’hui enseignant au Cnac). On s’est rapproché d’un travail de contact même si à cette époque on ne savait pas trop ce que c’était ; nous avons fait beaucoup d’improvisation et de création. Pendant le spectacle de sortie du Cnac, j’ai développé un travail en solo sur la corde, ce qui était assez nouveau pour l’époque. Ce travail était moins basé sur des figures dynamiques (on s’enroule, on se déroule) que sur un rapport dramaturgique à l’agrès : quelque chose de plus géométrique, notamment avec des marches. Ensuite j’ai surtout tourné avec de grosses compagnies : Cirque Plume, Cahin-Caha, Collectif AOC, Archaos… J’ai beaucoup été influencée par le mouvement de danse contemporaine américain, notamment la performance et la danse-contact, mais je n’ai pas travaillé avec des compagnies de danse – j’aurais bien aimé ! J’ai aussi monté mes propres projets, de plus petite dimension. Avec Laure Pique, de ma promotion, nous avons fait un projet avec Balagan, mélangeant musique des Balkans et cirque. J’ai monté ma compagnie avec Jules Beckman, mon compagnon, que j’ai rencontré par Cahin-Caha : il est performer multidisciplinaire, il vient de la musique et de la danse. Nous avons créé le spectacle Libertivore, ce qui a pris trois ans, et avons été Lauréats Jeunes Talents Cirque. Après, il était trop difficile de mener de front une compagnie, un couple, une vie de famille…nous avons arrêté de travailler ensemble. L’appétence pour la scénographie, elle, est née avec la branche, sur laquelle j’ai commencé à travailler avec la compagnie Cahin-Caha (Grimm, 2003). J’ai toujours inventé des agrès scénographiques, sur des principes assez simples : à la corde, j’avais travaillé avec un long bâton de trois mètres (que je n’ai jamais utilisé en spectacle). La corde est très bon agrès au niveau dramaturgique, là où un trapèze ou même un tissu restent très liés à l’imaginaire du cirque. Je n’ai pas envie de travailler sur des agrès qui ne renvoient qu’à cet imaginaire. Cela a donc commencé par l’envie de grimper sur des objets non dédiés au cirque : planches en bois, un lustre avec la compagnie Rouge Elea de Corinne Cella. Ce lustre est utilisé dans deux spectacles : je suis intervenue sur À la Poursuite du Vent (Corinne Cella et Laure Raoust), comme regard extérieur sur la partie duo aérien, puis nous avons créé le spectacle Ronde – je me suis blessée et n’ai pas fini la création, quelqu’un a repris mon rôle.

 

Cie Libertivore, Hêtre, 2015 (c) Jean-Claude Chaudy

 

Chaire ICiMa : Dans toutes tes créations, l'agrès et la scénographie se fondent l’un dans l’autre. Écriture de l’espace, dimension esthétique de la structure, possibilités offertes par l’agrès : que conçois-tu en premier ? Tout est-il pensé ensemble ?

Fanny Soriano : C’est très différent selon les créations. Pour le spectacle de la compagnie Cahin-Caha autour des contes de Grimm, nous avons commencé par ramasser des branches, sans savoir ce qu’on allait en faire. Nous en avons suspendu quelques-unes… cela s’est fait au hasard, en cherchant. Sur le quatuor qui l’exploitait, nous sommes deux à avoir continué ce travail avec la branche : moi et Olivia Cubero (compagnie Retouramont). Le spectacle Hêtre (2013) et sa dramaturgie sont nés de la rencontre avec cette branche, pas de l’idée de faire un spectacle sur la solitude. Pour le parachute, c’était avec Balagan : nous n’avions pas d’argent et il y avait un parachute dans le décor. J’ai eu une idée avec un système de ficelles, pour faire de ce parachute comme une robe qui se rétracte. Nous n’avons pas eu le temps de l’exploiter dans le spectacle mais, en arrivant chez Cahin-Caha, je leur ai montré mon agrès. La grande robe entrait dans l’univers des contes : je l’accrochais en haut de ma corde et plus je descendais, plus elle était à ma taille. Maintenant l’agrès existe, je l’ai réutilisé avec Silva (2017) et il devait servir dans Fractales (2019). L’idée de Fractales était : des lentilles, une corde, le parachute et peut-être des branches. Le spectacle devait être un solo, mais ensuite j’ai eu des soucis de santé et n’ai pas pu le monter. Cependant, avant même ces soucis, je trouvais dommage d’être seule au plateau au vu du propos du spectacle, qui parle de l’interaction entre la nature et l’humain. Le rapport entre plusieurs humains était en jeu dans ce bouleversement. Le spectacle s’est ainsi transformé en quintet. J’avais pensé la scénographie avec une corde parce que c’était mon agrès, mais je voulais travailler avec Kamma Rosenberg (qui fait de la branche et est trapéziste à l’origine), Vincent Brière et Voleak Ung (qui font des portés), Nina Harper (en tissu), les personnes que j’ai auditionné faisaient d’autres agrès… la corde a sauté ! J’ai rencontré Oriane Bajard, ma chargée de diffusion. Elle a fait des études de scénographie et voulait arrêter la diffusion : je lui ai proposé de faire avec moi la scénographie de Fractales. Nous sommes allées une semaine dans la montagne, là où j’ai passé une grande partie de mon enfance et où sont apparus tous les prémisses de mes créations. On partait en balade. Depuis Hêtre, je ne peux pas me promener dans une forêt sans observer toutes les branches, chercher celles qui pourraient servir – j’ai trouvé des bois de cerfs dans les bois de cette façon. Nous avons vu un immense pin tombé, avec les racines à l’air. C’était si beau que je voulais le prendre pour le spectacle. J’ai une façon assez intuitive de faire les choses, je ne me pose pas la question de savoir : je cherche et si quelque chose me plait, j’y vais.

 

Cie Libertivore, Hêtre, 2015 (c) Alessandro Franceschelli

 

Chaire ICiMa : Est-ce de cette manière que tu es passée de Hêtre au spectacle Phasmes (2017) ?

Fanny Soriano : Il y a deux raisons. J’avais créé le solo Hêtre, d’environ vingt-cinq minutes. D’abord, je voulais un deuxième spectacle allant bien avec le premier, pour faire un diptyque d’une heure. Quand on a commencé à jouer Hêtre, il était programmé avec d’autres spectacles et j’avais envie d’avoir la maîtrise de cet assemblage. L’autre raison est que je voulais commencer à créer des spectacles en tant que chorégraphe-metteur en piste – Hêtre étant une reprise, ce n’était pas du tout le même processus. J’avais une idée assez claire de ce que je cherchais. Je voulais un duo et quelque chose de plus terrien, car un spectacle d’aérien avec mon style risquait de s’épuiser au bout de vingt-cinq minutes. Mon idée était de travailler autour du végétal, du minéral et de l’animal. J’avais déjà imaginé une dramaturgie : que les deux corps ne fassent qu’un puis s’ouvrent ; partir d’une chose, dans laquelle l’humanité arrive petit à petit. Je pensais qu’il y avait des choses à inventer entre la danse-contact et les portés –  à ce moment-là, il y avait des recherches sur ce sujet mais peu par rapport au potentiel. J’ai cherché à travailler avec des danseurs mais je me suis vite rendue compte que je peux apporter des choses aux circassiens, pas aux danseurs. Hêtre est un spectacle très féminin, qui parle de féminité, et j’avais envie de travailler avec deux hommes acrobates pour contrecarrer cet esprit. Je n’ai pas trouvé de duo d’hommes déjà constitué mais en regardant les vidéos de Châlons, j’ai découvert Vincent et Voleak et les ai appelé. J’ai changé mes idées de départ et c’est très bien comme ça. En tant qu’interprète, je me suis vraiment amusée avec les contraintes qu’on me donnait. Il est difficile de faire tous les choix et ceux imposés par la vie ou le temps font partie du jeu, ils apportent une force. La scénographie de Phasmes, elle, est venue très tard. Au début je voulais un plateau nu. Vers la fin de la création, nous étions près d’un parc et j’y ai pris des feuilles pour avoir un support scénographique, qui devait rester très léger – j’ai ramené vingt-cinq sacs de feuilles. On a fait des tas, on a cherché petit à petit… avant que ce ne soit très pensé : fait-on un grand tas ? un petit cercle ? Maintenant il y a très peu de feuilles, mais c’est suffisant pour donner de la matière au sol, laisser des traces, faire du bruit, sans être le centre du spectacle. Il y a un équilibre à trouver dans la scénographie, pour se faire oublier tout en permettant de soutenir la pièce. L’envie restait de faire un spectacle très léger, focalisé sur les corps. De toute façon je n’avais ni le temps ni l’argent pour faire autrement.

Cie Libertivore, Phasmes, 2017 (c) Tom Proneur
Cie Libertivore, Phasmes, 2017 (c) Tom Proneur

 

Chaire ICiMa : Pour le spectacle Ether, tu parles de « corps-matière » et de « décor-organique ». Comment se manifeste cette déhiérarchisation entre corps, matière et décor sur le plateau ? Comment a-t-elle été pensée ?

Fanny Soriano : Pour moi l’agrès est un support mais pas uniquement, il devient un personnage et prend vie. Ensuite, il faut être à l’écoute. Ces choses ont une sorte d’« aura », au diapason de laquelle il faut se mettre : ne pas seulement agir dessus mais voir ce qu’elles induisent. Le travail avec les agrès de cirque (branche, racine) et même avec les lentilles au sol est de cet ordre-là. Ce qui est intéressant, c’est la superposition des corps et des matières : ils se mettent en valeur l’un l’autre. Je recherche cet équilibre. Pendant les improvisations, nous sommes très attentifs au sol par exemple. Dans Fractales, il y a un tissu au sol. Il n’est pas manipulé : le mouvement des interprètes le fait bouger et en même temps sa vie à lui implique le mouvement. La création d’Ether part du fameux parachute, que nous n’avons pas utilisé dans Fractales car nous avions déjà trop de matière, notamment avec la souche en aérien. En continuant d’explorer cet outil (le parachute), je me suis dit qu’il y avait un spectacle à faire pour cette scénographie-là : y passer du temps et lui donner sa chance. On a hésité à refaire complètement un nouveau parachute, mais on a finalement décidé de garder le même. C’est un outil à la fois simple et technique, à cause de toutes les ficelles. Il faut comprendre comment ça bouge pour pouvoir l’utiliser à sa juste valeur. Il est collé au plafond : on a un grill d’environ sept mètres de diamètre et des ficelles sont accrochées en cercle aux extrémités du grill pour le plafonner. Le grill lui-même est recouvert d’une housse noire, parce que les spectateurs doivent beaucoup regarder vers le haut. On ne voit ni les perches, ni les projecteurs, le haut est noir avec un trou au milieu : même le ciel et les cintres sont donc scénographiés. Il est important pour moi non pas seulement de peaufiner l’agrès, mais que les spectateurs puissent se plonger dans l’ambiance. Or un grill me ramène hors du spectacle. Mon travail est souvent constitué de petits détails, que parfois les gens trouvent superflus mais qui sont très importants pour moi. Le parachute évolue et descend tout au long du spectacle, tandis qu’un autre est au sol. Ils représentent deux planètes, mais peuvent renvoyer à beaucoup d’autre choses. C’est un point de départ, auquel je n’ai pas besoin de me rattacher coûte que coûte mais qui m’aide. À la fin du spectacle, le parachute du bas se fait aspirer. En se plaçant sous le tissu du bas comme sous une couverture, l’une des interprètes se fait aspirer également : on a rien vu mais elle a disparu. C’est techniquement un peu complexe mais ça fonctionne. Le tissu du bas se fait avaler par le tissu du haut, qui se fait lui-même engloutir. À la fin il n’y a plus rien : l’un après l’autre, les tissus se font happer. C’est un peu cataclysmique mais aussi très beau. La beauté des choses est là, même dans la fin du monde : un nuage de Tchernobyl est horrible mais est en même temps une forme organique magnifique. Je vois cela mais j’espère que d’autres gens vont y voir d’autres choses.

Chaire ICiMa : Le titre d’Ether renvoie au volatil et au vaporeux : comment l’air devient-il matière ?

Fanny Soriano : Je travaille beaucoup sur le volume. Il y a deux artistes sur le plateau : il s’agit du rapport à l’autre. L’important pour moi n’est pas ce qu’il se passe entre une personne et une autre, mais l’espace qu’il y a entre elles. On peut jouer là-dessus au niveau chorégraphique, mais c’est aussi une façon de travailler la scénographie. Je peux faire faire la même chose aux deux personnes, mais l’une dans un coin et l’autre tout en haut de la corde par exemple. On travaille sur tout le volume du plateau. Les parachutes sont aussi très légers, ils volent. Maintenant, nous arrivons à faire ce dont j’ai toujours rêvé : une sorte de méduse. D’un environnement assez stérile, comme une sorte de planète Mars, nous arrivons à des univers aquatiques grâce à quelque chose de très vaporeux. On a aussi commencé à travailler avec de la fumée, qui peut rendre l’air visible. Aussi bien la fumée froide que la fumée chaude (l’une monte, l’autre descend), pour faire une sorte de rivière. Arnaud Sauvage a travaillé avec nous sur la création : il a trouvé un moyen pour que la fumée soit froide tout de suite et coule au lieu de se transformer en brouillard. Je n’avais jamais utilisé de fumée avant ce projet. Le parachute ressemble aussi à un sablier, avec son trou au milieu, où on fait couler l’air et le temps. On travaille vraiment sur la scénographie de l’air, en passant par les objets, les corps, la fumée… Dans les improvisations chorégraphiques, je demande aux interprètes de déplacer l’air. Pour l’instant, nous en sommes aux premières pistes, nous n’avons pas la maîtrise de toute la technique. Les corps et ce qu’ils racontent restent le plus important pour moi et j’ai tendance à m’y consacrer très longtemps.

 

Cie Libertivore, Ether, 2021 (c) Gaël Delaite

Chaire ICiMa : Comment les circassiennes avec lesquelles tu travailles sur Ether ont-elles apprivoisé le parachute et se sont faites apprivoisées par lui ? Comment se fait l’approche de cet objet ?

Fanny Soriano : On fait de l’improvisation, elles ont cherché des choses. La dramaturgie du spectacle fait qu’on ne peut utiliser qu’un dixième de ce qu’on a abordé. J’avoue que j’étais déjà bien avancée sur ce qu’on pouvait faire avec le parachute. Je leur montre ce que j’ai déjà exploré, et ensuite on essaie des choses : il y a des idées techniques qui ne fonctionnent pas, d’autres qui fonctionnent, il faut tester. On avance par rebonds d’idées. Pauline Barboux et Jeanne Ragu font partie des rares artistes qui travaillent en duo sur des toutes petites cordes. Elles sont vraiment parfaites pour cette création où il y a beaucoup de petites ficelles. Je ne voulais pas non plus un duo mixte, féminin/masculin. Il faut surtout préciser que dans leur propre duo, elles travaillaient aussi avec un parachute. C’est génial car elles maîtrisent déjà l’agrès, mais c’est également une situation délicate. Je ne vais pas voir leur travail pour ne pas être influencée et je pense que l’inverse se produit aussi. Il y avait la crainte que ce qu’elles font soit trop proche du projet, ce qui aurait pu constituer un frein pour oser monter le spectacle, mais non. Je me dis que les projets vont se soutenir l’un l’autre, s’apporter mutuellement.

 

Cie Libertivore, Ether, 2021 (c) Gaël Delaite

 

Chaire ICiMa : Les interprètes intervient-elles dans le processus scénographique ?

Fanny Soriano : Je travaille en trio avec Oriane et Arnaud. Après, tout le monde donne bien sûr son avis. Je tranche à la fin car il est important que quelqu’un fasse un choix. La scénographie est faite pour les deux filles : même si j’ai des idées qui marchent très bien, si elles ne les sentent pas et ne peuvent pas se l’approprier, il faut l’abandonner. Ce sont elles qui jouent et doivent être inspirées donc elles ont évidemment leur mot à dire. Il s’agit d’une forme de séduction. Je ne veux pas leur imposer des choses – en trouvant le juste milieu et en insistant sur certaines choses. Chacun doit trouver sa place pour se sentir exister. Le tout est dirigé, avec une prise en compte de la parole de chacun.

Chaire ICiMa : Tes scénographies sont extrêmement visuelles, comme un roman-photo vivant. Réfléchis-tu en termes de visuel, fonctionnes-tu par éléments graphiques ?

Fanny Soriano : Je pense un spectacle comme un tableau vivant, je l’imagine visuellement et il forme un tout. Pour Fractales, le point de départ scénographique était l’utilisation d’éléments issus de la nature, des matières brutes plutôt que transformées. J’ai décidé que les éléments présents (éléments scénographiques et artistes) ne pouvaient pas sortir du plateau, l’idée étant de parler du changement permanent. Aller d’un endroit à un autre entre le début et la fin du spectacle, créer différents cycles : tous les éléments devaient être recyclés. Ce principe a définit la scénographie, car un élément que nous n’arrivions pas à recycler ou qui transformait le plateau en chaos ne pouvait pas fonctionner. Je ne voulais pas que nous partions d’un espace rangé, pour finir sur un monde en désordre. Nous sommes dans un monde en perpétuelle évolution : Fractales est un paysage en mouvement. Cela suit l’idée de la fractale, c’est-à-dire une chose qui se répète, et des saisons dont nous nous sommes inspirés. De manière plus générale, chacune de mes scénographies est pensée comme un tout. Quand je rêve un spectacle, je le rêve dans un environnement : une scène doit toujours se dérouler dans un espace. Un spectacle est une représentation du monde – ce qui, pour moi, se définit par rapport à endroit. Nous existons toujours quelque part et l’espace qui nous entoure est essentiel. Je pense de cette manière quand je définis la scène : je la mets dans un espace. Or je peux décider que cet espace est vide, c’est un parti pris. Rien, c’est déjà une scénographie. Il n’y a pas de règles : je ne suis pas obligée d’utiliser beaucoup d’éléments scénographiques dans chaque pièce, je peux changer. Le travail sur l’espace et la scénographie ne concerne pas seulement l’objet. Il se définit aussi par le regard : les artistes au plateau se positionnent par rapport à l’objet avec leur corps, selon ce qu’ils regardent et comment. Nous jouons dans des salles plus ou moins grandes, et je demande aux artistes d’investir l’espace entier avec leur regard et leur énergie. Dans un espace vaste, le changement au niveau de leur corps est visible : ils prennent de la place. Tous les éléments de la scénographie doivent aussi être justifiés par la place des personnes au plateau. J’essaye de ne pas tomber dans le piège de la succession d’effets scénographiques. Il faut parfois savoir renoncer à de très belles images, pour ne garder que ce qui est vraiment essentiel à l’ensemble du projet. Pour l’instant dans Ether, nous sommes donc très focalisés sur le travail chorégraphique et dramaturgique des corps. Je veux que l’effet scénographique ne soit là que s’il a le temps d’exister et que les corps ne servent pas à justifier la scénographie. Ensuite, la gestion de l’espace est très importante. On cherche une forme d’harmonie de l’ensemble, à trouver la dynamique des changements (l’harmonie peut aussi être de tout casser à certains moments). Il faut trouver le bon ajustement : bouger un élément de quelques centimètres peut parfois tout changer. À la fin de Fractales, une pluie de lentilles tombe sur Léo dans la pénombre. Le choix de l’endroit de cette pluie était très important pour moi : j’ai rendu le technicien fou en changeant d’emplacement six ou sept fois. Les choix ne sont pas faits à la légère. Au début je cherche, je ne sais pas où je vais, mais à un moment je sais ce qu’il faut. Tant que je ne le sais pas, je continue de chercher.

 

Cie Libertivore, Fractales, 2019 (c) Loic Nys
Cie Libertivore, Fractales, 2019 (c) Loic Nys
Cie Libertivore, Fractales, 2019 (c) Loic Nys

 

Chaire ICiMa : L’espace dont tu parles est-il toujours situé à l’intérieur du théâtre ? Le penses-tu toujours en lien avec le plateau de théâtre ?

Fanny Soriano : Pas forcément, Hêtre et Phasmes jouent également en extérieur. L’idée est de ne pas simplement transposer en extérieur le spectacle en salle. Hêtre joue sous un arbre : il faut choisir le bon arbre et que l’interprète, au cours du spectacle, lui passe parfois le relais. La branche vit grâce à son regard. Je demande aussi à l’interprète de sentir le vent et ainsi elle s’inscrit dans un espace plus vaste que celui de sa seule branche. Le spectateur aussi sent alors le vent, la pluie, l’arbre… De même pour Phasmes, nous voulons que le public puisse voir la beauté du paysage qui l’entoure. Il est très important de travailler sur cet imaginaire, que ce soit en salle ou en espace public.

Chaire ICiMa : De manière plus large, comment définirais-tu ta scénographie pour le cirque ?

Fanny Soriano : Le cirque est ma famille. Dans une promotion d’école, on a son agrès mais on voit tous ceux des autres donc j’ai une bonne connaissance de ce qu’est un circassien et de ce qu’il peut faire en termes de dramaturgie. De cette connaissance et de mes propres envies de spectacles, naît la scénographie. Le parachute est un agrès avec une dramaturgie incroyable, mais seul un circassien peut s’en emparer : on ne peut pas le confier à un danseur. J’aime créer des choses qui vont déplacer le cirque vers l’endroit où il est le plus apte à amener une dramaturgie. Je crée des agrès pour des circassiens mais aussi pour un projet dramaturgique.

Chaire ICiMa : Tes scénographies font-elles partie de ta signature, en tant que metteuse en piste ?

Fanny Soriano : Je pense qu’elles font partie intégrante de ma démarche, mais elles correspondent à des choix faits au fur et à mesure. Je n’ai pas de méthode, je n’ai pas vu beaucoup de gens travailler : je fais comme je le sens. J’ai certainement une façon de travailler, mais sans l’avoir complètement analysée. Les fougères de Fractales par exemple sont arrivées par hasard. J’étais avec Oriane dans la montagne, je voulais ramener des branches mais la souche occupait déjà toute la place dans la voiture. Les fougères sont une plante emblématique des fractales, il y en avait plein autour de nous et nous en avons ramassé le dernier jour avant de partir en les emballant dans du papier journal. Je les ai même oubliées dans mon garage, avant de retomber dessus et de les ressortir aussitôt. J’aime ce côté où on fait des choix importants sans s’en rendre compte. On a des intuitions mais on se fait surprendre – ce n’est pas toujours le cas mais ça arrive. Dans tous mes spectacles se retrouve également l’idée de métamorphose permanente, où les choses découlent les unes des autres. C’est ma façon d’écrire, mais je n’aime pas le mot signature. Je n’ai pas envie d’être enfermée dans un style. Pour l’instant je fonctionne de cette façon, mais ma démarche va elle-même se métamorphoser – peut-être vais-je me tourner vers le travail de texte ou vers un travail avec des cassures nettes ? J’espère que ma signature ne sera pas quelque chose de définissable. Définir, c’est aller contre l’organique qui évolue sans cesse. Ma signature serait plutôt liée au fait de m’inscrire dans le monde, de me représenter dans un monde. Celui-ci peut être vide ou rempli d’éléments : la scénographie est très importante, mais je ne cherche pas à faire des démonstrations d’effets scénographiques à tout prix.

 

 

 

Démarche artistique Libertivore

Ma démarche artistique commence par la reconnaissance de mon ignorance et de mon impuissance, non pas comme un fait réducteur mais comme une révélation libératrice, qui donne accès à tous les possibles. Libérée de l’objectif du contrôle et de la réussite, je cultive la fascination du vivant, de ce qui m’émeut.

J’aime ne pas vouloir tout expliquer, ne pas pouvoir tout expliquer. Observer les corps en mouvement comme on observerait la nature changeante, insaisissable. Observer les artistes et tenter de comprendre l’essentiel de leur virtuosité corporelle, mais aussi de leur humanité dans ce qu’elle a à la fois d’unique et d’universelle. Une sorte de concentré d’humanité.

Je suis fascinée par l’incroyable capacité qu’ont les corps à se métamorphoser, passer d’un état organique à un corps social. En créant des situations où le mouvement, le son, la scénographie s’harmonisent, j’invite les spectateurs à un voyage dans leur inconscient, parlant directement à leur corps plutôt qu’à leur tête.

Je veux oser l’optimisme, trouver l’espoir dans le chaos. Chercher la beauté même quand tout semble désespéré. Revendiquer la beauté comme un geste de résistance. Je ne me sens jamais aussi vivante que quand je me sens fragile, mortelle. C’est pour cette raison que le cirque a une place essentielle dans ma vie et mes créations.

La base de l’entraînement d’un acrobate est d’apprivoiser la peur, de s’approcher le plus possible de cette frontière ténue entre la vie et la mort. Se tenir au bord du gouffre, se suspendre dans le vide, confier sa vie à quelqu’un. À cet endroit de la vie on ne peut pas tricher. Une vibration particulière se dégage, laissant surgir une beauté brute, primale, fondatrice, qui réveille quelque chose d’enfoui en chacun de nous.

Fanny Soriano (février 2020)

 

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Marc Proulx

L’Amont et l’autour d’un Objet-agrès

 

Je pratique un « Objet de scène », une sorte d’agrès avec lequel je bouge en contact plutôt que de manière purement acrobatique[1]. Il s’agit d’une Forme simple composée de trois plans rectangulaires, assemblés de sorte à produire une symétrie hélicoïdale. C’est un Objet volumineux, mobile et « pratiquable », qui offre des possibilités de mouvement, de manipulation et de déplacement dans l’aire de jeu. Il peut être également le support de difficultés techniques et de prises de risque.

Je résiste encore à baptiser cet Objet-agrès, j’aime qu’il soit perçu de manière liminaire, lorsqu’on le découvre pour la première fois : entre le mobilier, le jeu d’enfant, l’agrès... La Forme est librement inspirée d’un mélange de deux dessins de vulgarisation scientifique de l’astrophysicien Jean-Pierre Petit, représentant le Ruban de Möbius et la Surface de Boy[2]. En 2002, alors que je cherchais une forme pour faire de l’acro-contact, j’ai transformé le dessin du Ruban de J.-P. Petit pour lui donner des qualités d’ouverture, de légèreté et d’instabilité. Mon intuition par rapport à la couleur de l’Objet, confirmée par la suite, était qu’elle pouvait lui donner de la lisibilité et l’heureuse conséquence fut paradoxalement de produire également de la déperdition lorsqu’il est mis en mouvement. C’est-à-dire que lorsque l’objet est en mouvement, sa couleur contribue à le déstructurer, brouillant la compréhension de la Forme, troublant le regard du spectateur. Par la suite, à l’instar de phénomènes de perception altérée qui se produisent entre chien et loup, j’ai observé que ce trouble est accentué par la pénombre, et par un éclairage en contre-jour.

 

Au début je l’ai appelé l’Agrès de jeu, la Forme, le Ruban[3], the big Movement Apparatus or Big Mvt Toy, pour l’instant l’Objet. Il y a sans doute là-dedans une part de stratégie inconsciente d’évitement. Mais, par rapport à la solidité et la résistance d’un agrès de cirque, cet Objet est borderline, déjà par sa construction actuelle. Par un concours de circonstances, le premier prototype a été construit à la hâte en bois[4], ce qui lui prête une apparente fragilité mais lui donne aussi une bonne élasticité. Cela demande de faire attention et aide à se maintenir dans une zone « entre ». De plus, il est tentant de le situer dans le champ des scénographies « pratiquables » ; et je l’ai effectivement d’abord exploré avec des étudiant·e·s comédien·ne·s, scénographes et régisseur·euse·s en École supérieure d’art dramatique. Je dois ajouter que lorsque j’ai vu la richesse des combinaisons possibles de mes toutes premières petites maquettes en carton, j’ai rêvé de faire jouer trois de ces Formes ensemble, créant une sorte de scénographie polymorphe ; un dispositif en perpétuelle transformation, peut-être pour un acrobate, un jongleur et un acteur...

L’avantage, pour un temps, d’une Forme qui n’est pas encore répertoriée, c’est de pouvoir laisser libre cours à l’imagination, de suivre ce qui vient pour voir le sens que cela peut prendre, autant du point de vue des joueurs/bougeurs, que des spectateurs.

Néanmoins, très tôt, en essayant de tracer sur papier les déplacements de l’Objet à l’aide de petites maquettes en carton, j’ai nommé les différentes positions de celui-ci et les possibilités et l’ordre des bascules vers d’autres positions. J’ai répertorié les types de prises, les endroits et les angles des bascules, observé les possibilités de pivots ; jusqu’à nommer chaque partie de l’Objet. Tout cela constitue un lexique simple, mouvant et évolutif, pouvant être communiqué à un petit groupe de travail. Comme depuis le début le processus a davantage donné lieu, plutôt qu’à une production, à des moments de partage avec de jeunes professionnels ou universitaires, parfois regardant parfois pratiquant, la recherche se fait de manière assez collaborative. Certains éléments, vocabulaire écrit ou mouvements, proviennent de feedback de visiteurs ou sont des contributions de collaborateurs privilégiés[5]. Aujourd’hui, le traçage (dessins et notations abrégées des déplacements sur papier) me permet d’évaluer le périmètre idéal pour faire évoluer l’Objet, mais aussi de réfléchir à comment m’adapter dans un espace restreint ; enfin, je peux prévoir un parcours de l’Objet et quand même improviser les manipulations et les mouvements.

 

Figure 1 – Maquette de carton, règle de traçage et exemple de notation des déplacements de l'Objet.(c) Marc Proulx courtesy de l'auteur

J’observe des principes de mouvement simples en jouant avec le poids (le mien et celui de l’Objet) et en suivant le déséquilibre. Mon objectif n’est pas tant de mettre à jour et maîtriser une technique adaptée à cet Objet, que d’observer ce que ça me fait faire, comment cette pratique façonne mon corps, comment le mouvement est façonné par l’Objet. Je bouge et me laisse bouger. Dans la sphère du jeu, d’aucun peut dire que le partenaire est matière et la matière est partenaire. J’arpente de sorte à me constituer d’abord une mémoire corporelle de l’Objet, et j’essaie de demeurer en relation avec cet amont de l’analyse, de la compréhension intellectuelle qui vient forcément avec le temps. Conscient de transporter certaines de mes pratiques, de transposer gestes de travail et techniques du corps, portant une attention au corps vieillissant en mouvement, je « charge » la matière et je décline un langage.

Les prémisses de la conception de cette forme « pratiquable » s’appuient sur un cahier des charges que je m’étais donné – un agrès offrant un support de mouvement exigeant et créant de l’interdépendance entre deux ou trois partenaires en acro-contact, combinant mouvements/manipulation/jeu, une forme qui puisse être démontable et transportable pour pouvoir tourner avec.

C’est seulement lorsque j’ai pu jouer avec mes trois minuscules maquettes que la préparation a vraiment commencé. Le dispositif s’est tout à coup éclairé, il s’est chargé d’images : jeux d’entrées et de sorties à vue c’est-à-dire apparitions et disparitions sans quitter l’aire de jeu, situations physiques précaires et cascades burlesques dans ces environnements scéniques instables du vaudeville acrobatique anglais, montages d’agrès au cirque et changements de décors à vue du public au théâtre et à l’opéra, le caché-montré et le morcellement du corps induit par un dispositif fonctionnant en cercle, scénographie unique mais modulable du début xxe siècle, arpentage du décor en « allemande » pour se préparer à jouer…

Depuis que le prototype existe, mon intention n’était pas de partir d’une idée de spectacle, mais de retarder l’écriture d’une partition afin de laisser des thèmes apparaître, par la pratique lente de l’Objet, instinctive et aléatoire. C’est pourquoi je montre encore l’Objet occasionnellement de manière performative, c’est-à-dire en tentant de partager le processus en me laissant guider en direct par ma mémoire corporelle, au risque de me perdre ou de ne pas « passer partout ». Une idée ou un thème de départ (pour une construction) proviennent d’une intuition, mais sont vite liés à des impératifs de production et à la nécessité d’un résultat. Un objet porte en germe une dramaturgie, et on peut voir dans celui-ci : le labyrinthe, le mythe de Sisyphe, ou la joie que manifestent les chiens de traîneaux en exprimant leur pure énergie lorsqu’il s’agit de courir et de tirer d’impressionnantes charges dans le Grand-Nord, les transformations/changements de lieux sans transition lorsque l’on rêve, les chantiers et épaves servant de terrains d’aventures aux enfants, etc.

Le luxe de cette recherche aura été de pouvoir laisser affleurer ces images au fil de l’approche sensorielle de l’Objet. Cette attention flottante aux images qui nous traversent, en même temps que celles qui parviennent aussi de manière autonome aux regardeurs, ravive deux des dimensions qui constituent le travail scénique, qui sont ce qui est vu (par les spectateurs) et ce qui est vécu (par l’acteur)[6]. Le but était de laisser le sens ouvert, comme la forme de l’Objet est ouverte. Autant que la manière d’appréhender l’Objet est ouverte pour chacun·e : instrumentaliser ou utiliser, jouer avec, « charger[7] ». Tout dépend du niveau et de la qualité d’attention, du tempérament, de l’époque.

Figure 2 – Prototype de l’Objet.(c) Marc Proulx courtesy de l'auteur

 

Marc Proulx

Novembre 2020

 

[1] Au Québec lorsque j’étais jeune, on disait « je me pratique » pour dire « je m’entraîne ». J’ose ici signifier un mélange d’entraînement, de fréquentation (y passer du temps), et de technique du corps. Alors qu’en France au cirque on dit « répéter » pour dire s’entraîner ; un terme qu’on retrouve au théâtre dans un sens légèrement différent.

[2] C’est Corine Pencenat qui au début de ma recherche en 2002 a attiré mon attention sur l’ouvrage d’un scientifique qu’elle avait rencontré à Aix-en-Provence : Le Topologicon, Jean-Pierre Petit, Belin, 1985.

[3] Le Ruban (de Möbius) : https://www.universalis.fr/encyclopedie/ruban-de-mobius/

[4] Un tout premier prototype à structure métallique avait été commencé par Manu Bretagnon en 2004, sans que nous ayons pu le faire aboutir. Le prototype actuel a été réalisée en bois par Bernard Saam et les ateliers du TNS en décembre 2014.

[5] Je dois au jongleur Jonathan Lardillier – formé à l’Académie Fratellini et enseignant au CNAC – d’avoir eu les intuitions ludiques suivantes : une « règle de traçage » des déplacements de l’Objet qu’il a eu en voyant mes premiers dessins ; des éléments du lexique ; un schéma des bascules de chaque position vers les autres positions ; un « Ruban pop-up » ; une « forme-fantôme », etc. !

[6] Ces deux « dimensions » du travail scénique proviennent du « jeu de masques » (voir Cuisinier Jeanne, « Les danses sacrées à Bali et Java », in Les Danses sacrées, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Sources orientales », 1963, pp. 375-410, et plus spécifiquement les chapitres « Sacralité du masque » et « L’intention sacralise »). Le masque est un objet incomplet qui nécessite le corps vivant, rêvant, de l’acteur, et qui paradoxalement est destiné à demeurer inachevé, c’est-à-dire en question : il prend vie non pas seulement par la recherche de la maîtrise, mais surtout par la conscience de ce qui échappe... La pratique du masque (de théâtre) est un paradigme qui m’aide à percevoir comment un objet peut, soit demeurer accessoire et être instrumentalisé, soit se charger et devenir « médium ». Par l’attention voire la relation à la matière, et avec l’intention de se laisser toucher par ce qui se produit pendant la pratique, l’objet acquiert un autre statut et aide à déplacer à la fois le praticien et les regardeurs. À ce titre, je peux charger mon propre corps, l’espace de travail, le sol, le partenaire, le bâton long, le masque de jeu, le Ruban... dans une pratique qui se situe entre savoir-faire et laisser-être.

[7] L’humain possède cette capacité ancestrale de charger la matière, c’est-à-dire de mettre son souffle dans les objets ; jouet, bijoux, outil, arme, masque de jeu, piécette, cailloux, vêtements et chaussures, tasse, téléphone mobile, livre, photographie, etc.

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Véronique Fermé

VÉRONIQUE FERMÉ

Propos recueillis par Diane Moquet et Cyril Thomas

 

Chaire ICiMa : Pourrais-tu nous raconter ton parcours ?

Véronique Fermé : Je suis arrivée au festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence en 2012, à l’époque où le festival avait entamé sa démarche environnementale et notamment l’étude de ses impacts via un bilan carbone. À l’origine, je suis issue du sport : j’ai travaillé dans le marketing sportif et des associations de commerçants. Ensuite, comme le sujet du développement durable m’intéressait et que j’avais travaillé dans l’événementiel, j’ai voulu me spécialiser dans le domaine de la responsabilité des événements : j’ai donc été formée au bilan carbone et à d’autres méthodes. Le festival d’Aix m’a appelée au moment d’achever son bilan. Pendant cinq ans, j’y ai été chargée de mission développement durable à plein temps. Depuis 2017, je suis aussi la coordinatrice des festivals éco-responsables et solidaires en région Sud, qui comprend seize festivals dont celui d’Aix-en-Provence. Je continue à travailler pour ce dernier, sur leur démarche RSE et leurs projets d’éco-conception. RSE signifie Responsabilité Sociale ou Sociétale des Entreprises. On dit aussi RSO pour les organisations, et nous rentrons plutôt dans ce cadre. Il existe une norme, l’ISO 26 000 (qui n’est pas certifiante), qui explique ce que c’est et comment on a pu adapter la notion de développement durable aux entreprises. À la différence du développement durable qui a trois piliers (économique, social et environnemental), il y a sept questions centrales : elles regroupent la gouvernance de l’organisation, les questions sur l’environnement, les relations avec les consommateurs, la loyauté des pratiques, l’ancrage territorial, les droits de l’homme et les droits du travail. La RSE est un sujet dont on parle de plus en plus, même plus que du développement durable, parce que c’est adapté au fonctionnement d’une entreprise – nous, nous l’avons adapté au fonctionnement d’une entreprise culturelle.

Chaire ICiMa : Concrètement, comment fait-on un bilan carbone ? Quels sont les outils, que mesure-t-on et comment ?

Véronique Fermé : C’est un processus assez long, qu’on fait généralement avec un cabinet extérieur. On va étudier tous les flux qui rentrent dans la structure, à savoir : mesurer l’énergie utilisée ; calculer les kilomètres effectués en avion, train et voiture ; vérifier la chaleur émise ; voir quelles sont les matières premières utilisées et quel est leur impact environnemental. Sont aussi pris en compte tous les achats et les déchets. Souvent, le bilan se fait à partir de l’étude des factures. C’est donc plus facile pour une petite structure que pour une grosse structure. Ensuite, un tableur permet de transformer tout cela en émissions de CO2. Le problème du bilan carbone est d’être monocritère : il ne calcule que les émissions de CO2. C’est pour ça que l’énergie a souvent un très faible impact, car en France notre énergie vient essentiellement du nucléaire et ne produit pas de CO2. Souvent, le bilan carbone représente un coût important pour un résultat qui n’est pas toujours exploitable. Nous, nous utilisons plutôt d’autres outils de calcul. On garde ceux concernant les déplacements mais on en rajoute d’autres pour les achats, qui nous permettent de calculer nos déchets – puisque tout ce qui rentre doit sortir. L’idée est de partir d’une année zéro, pour tenter d’avoir réduit (nos déchets ou nos déplacements) de tant de pourcents en année trois, avec des outils moins compliqués à utiliser.

Chaire ICiMa : Après le bilan carbone, par quoi a commencé le travail d’éco-conception au festival d’Aix-en-Provence ?

Véronique Fermé : Les chiffres du bilan carbone étaient semblables à ceux que l’on connaît déjà. L’important n’est pas tant le volume d’émissions global que les proportions de chaque poste, et 80% des émissions étaient dues aux déplacements. Cela se retrouve dans toutes les manifestations, qu’elles soient culturelles, sportives ou économiques : le déplacement a l’impact le plus fort, souvent entre 70 et 80%. Qu’il s’agisse d’ailleurs des déplacements du public, de l’équipe en interne, des artistes, des tournées… Or la marge de manœuvre à ce niveau est quand même assez faible. Pour un festival de musiques actuelles, les publics utilisent plus facilement le covoiturage voire les transports en commun. Un festival qui dure trois jours et se situe en plein centre-ville de Marseille peut aussi obtenir des prolongations de lignes, en sachant qu’elles vont être utilisées par les jeunes qui ont des cartes d’abonnement et n’ont pas les moyens d’avoir leur propre voiture. Au festival d’Aix, nous avons un public particulier qui aime avoir son propre véhicule et la difficulté est que le festival dure un mois, avec des soirées se terminant à une heure du matin. Nous avons réfléchit à des solutions pour nos propres déplacements (en interne), en faisant des formations à l’éco-conduite, en utilisant des voitures électriques, en faisant des partenariats avec des concessionnaires et en choisissant des transporteurs qui prouvaient leur responsabilité et formaient à l’éco-conduite. Quand on a fait le bilan carbone, on a travaillé sur une stratégie avec une centaine de pistes d’actions. Nous nous sommes alors demandé sur quel domaine de notre activité nous pouvions avoir le plus de maîtrise, de A jusqu’à Z. On a étudié l’énergie qu’on utilisait, pour redimensionner nos contrats et réfléchir au matériel. Mais là où nous nous sommes vraiment rendus compte que nous avions un impact, c’est que nous sommes aussi producteurs et concepteurs de spectacles. Dans ce cadre, nous construisons nos décors : on a des ateliers à une dizaine de kilomètres au nord d’Aix, de 3 000 mètres carré. L’impact se situe dans les déchets que l’on génère. Cela représente peut-être 0,02% dans les bilans carbone, alors que nous avons jusqu’à quarante-cinq tonnes de déchets, hors déchets des festivaliers (bouteilles plastiques ou autre). Gérer un tel volume de déchets coûte assez cher. On s’est d’abord interrogé sur le tri. Au lieu d’avoir une seule benne tout venant, on a fait des bennes différenciées bois, métal, cartons, plastique et on est arrivé à faire des économies de coût de traitement de déchets allant jusqu’à 20%. Mais il restait tout un travail à faire sur la réduction des déchets. On s’est alors penché sur cette notion d’éco-conception, en se demandant comment font les entreprises industrielles : comment travaillent-elles ? Cette réflexion, nous avons pu la mener avec un consultant, le Pôle Eco Design, qui est plutôt un spécialiste du mobilier urbain et a une démarche liée à l’éco-conception et à l’économie circulaire. On l’a d’abord interrogé pour savoir de quoi il s’agissait. Peu de temps après, il y a eu un appel à projet de l’Ademe (Agence de la transition écologique) et de la région PACA sur la réduction des déchets, auquel on a répondu. On pensait que notre dossier ne serait pas accepté puisque nous n’étions pas une entreprise mais une association, du monde de la culture, mais finalement il l’a été. C’était en 2014 : à partir de ce moment-là nous avons pu avoir les fonds pour être accompagnés par le Pôle Eco Design et avoir une réflexion globale sur la conception des décors. Nous avons renouvelé le financement en 2017 et maintenant on arrive en fin de cycle.

Chaire ICiMa : Votre réflexion prend-t-elle aussi en compte le choix des matériaux utilisés dans la construction des décors ?

Véronique Fermé : On a travaillé sur le cycle de vie d’un décor, selon le principe de l’économie circulaire (par opposition à l’économie linéaire). Dans l’économie linéaire, j’extrais des matières premières, je les transforme, je les distribue donc je les transporte, je les utilise et je les jette. Dans l’économie circulaire, tous les éléments du produit reviennent dans le circuit en fin de vie et peuvent redevenir des matières premières. On s’est demandé : quelles sont les matières que l’on utilise, d’où viennent-elles, comment sont-elles extraites, qui sont les fournisseurs (locaux ou non), existe-t-il des alternatives écologiques, pourra-t-on les réutiliser ou les recycler ? Concernant la fabrication, on parle de process de construction : est-ce qu’on peut réduire les chutes, désassembler les matières pour pouvoir les réutiliser ? Quand du polystyrène est collé sur un châssis de bois, le châssis est inutilisable par la suite. Quelle quantité d’eau et d’énergie est nécessaire pour fabriquer, qu’est-ce qu’on rejette dans l’atmosphère et quels sont les risques pour la santé des constructeurs ? Ensuite se pose la question de la distribution. Pour nous ce sont les tournées ou bien comment on amène le décor d’un lieu de fabrication à un lieu de production : moyens de transport utilisés, carburant, nombre de camion et optimisation de ce nombre. Peut-on avoir des zones tampons lors des tournées, qui peuvent servir aussi bien de lieux de stockage des décors que de lieux de réparations éventuels, plutôt que de les ramener à Aix-en-Provence entre chaque date ? Sur l’utilisation des décors, les problèmes sont combien de temps et de personnes sont nécessaires pour le montage et le démontage, et comment éviter l’usure des décors (nous avons souvent eu des décors qui revenaient à l’atelier pour réparation). Quelles matières seront les plus durables possibles ? On a aussi entamé une réflexion sur la fin de vie des décors : au bout de trois à cinq ans de tournée nous les récupérons. Nous ne les gardons pas, comme le fait l’Opéra de Lyon avec des containers, donc nous devons les déstocker tous les ans. Ce qui ne peut pas être réutilisé va à l’enfouissement. L’année dernière, trois décors partaient en déstockage et tout a été réutilisé. Nous avons travaillé avec notre réseau en région pour que les éléments soient récupérés (en faisant attention aux droits d’auteur, il ne fallait pas que cela soit reconnaissable). Pour ce qui n’a pas pu être donné, nous avons fait appel à un prestataire, l’association Déconnexion, qui a démantelé les décors et les a mis à la disposition de centres sociaux ou de mairies pour des événements comme des fêtes médiévales. Le principe est d’arriver à ça : soit on réutilise soit d’autres réutilisent. Il s’agit de donner une seconde vie à nos décors : ils peuvent même servir à décorer un restaurant, une salle de réception ou un salon professionnel. En ce moment, nous travaillons avec une plateforme de déconstruction du bâtiment. Nous nous sommes rendus compte que nous pouvions aller voir ce qu’ils avaient à proposer : plancher, portes, lumières… On l’a utilisé d’abord pour acheter des matières premières, mais ensuite aussi pour céder nos décors. Nous sommes en train de monter ce projet avec d’autres structures culturelles, entre autres le Mucem, des théâtres, des opéras, des salons d’art, ou encore Plus belle la vie. Dans cette réflexion sur le cycle de vie des décors, il a aussi fallu faire des tests sur les matériaux parce qu’on a malheureusement l’habitude d’utiliser beaucoup de polystyrène dans nos métiers. C’est un matériaux très léger et facilement sculptable, utilisé pour des structures monumentales ou pour de tout petits inserts dans des châssis bois. Peut-on le remplacer ? La temporalité du festival est la suivante : on reçoit les maquettes un an à un an et demi avant le spectacle, et on conçoit les décors à partir de quatre à six mois avant. Il y a donc toute une période pendant laquelle nous avons la possibilité de faire des tests. On en a fait sur du liège compressé, qui nous a permis d’avoir parfois des décors avec 0% de polystyrène, dont Carmen en 2017 où tous les éléments étaient réutilisables. On a toujours des difficultés pour de petits inserts qui demandent une finesse dans la sculpture, par exemple sur des chapeaux de colonnades où il faut quelque chose d’assez ciselé. On y a été confronté dans Alcina, pour une corniche au-dessus d’une porte. Mais au lieu de coller cette corniche en polystyrène sur le châssis, on l’a collée sur un fin contre-plaqué, que l’on a vissé sur le châssis et que l’on pouvait donc détacher. Si on est obligé de jeter le décor, il va pouvoir être recyclé parce que la partie non-recyclable s’enlève. C’est pour cela que l’on réfléchit sur les process de fabrication et pas uniquement sur les matières.

Chaire ICiMa : Qu’en est-il des programmes distribués lors du festival ?

Véronique Fermé : On publie un programme général et un programme spécifique par production. Ils sont distribués gratuitement. Dans un premier temps, nous avons compté le nombre de programmes jetés en fin de festival pour ajuster le nombre d’impression et avons donc déjà beaucoup réduit. Ensuite, à la sortie de chaque salle, nous proposons une borne de recyclage pour déposer le programme que certains ne veulent pas garder (si deux personnes viennent ensemble et prennent un programme chacune, si la personne a déjà un programme chez elle et n’en n’a donc pas besoin…). Soit les programmes sont abimés et nous les recyclons, soit ils ne le sont pas et nous les redistribuons. Nous travaillons avec une entreprise d’insertion qui récupère nos programmes et nous fournit des certificats de recyclage. Maintenant, il faudrait réfléchir sur le grammage et le nombre de pages, mais ce sont aussi des supports de communication pour nos partenaires donc il est difficile de supprimer complètement ces papiers. Pour nos publics, il s’agit aussi d’un souvenir qu’ils gardent, avec des photographies et des images.

Chaire ICiMa : Sur quels spectacles tu as travaillé en éco-conception depuis ton arrivée ?

Véronique Fermé : Le premier était donc Alcina en 2015, où nous avons travaillé uniquement sur fibre de bois, liège et pâte à papier. La même année il y avait L’enlèvement au sérail, avec une dune de sable conçue en partie en polystyrène mais où nous avons réduit de 30% le volume de polystyrène en mettant des praticables sous la dune ; nous avions collé dessus de la toile de jute avec des granules de liège teintées de manière végétale (teinte du bois), que nous avons réussi à retirer. Le polystyrène propre se recycle mais il faut qu’il n’y ait rien dessus. Il faut encore que l’on travaille sur la colle utilisée, c’est un peu compliqué. En 2016 le décor de Così fan tutte était recyclable à 98,2% (il y avait encore un peu de polystyrène). Cette année, on a travaillé sur Le Coq d’or (un opéra russe) avec non pas une dune mais une colline, qui est entièrement en bois. Mais depuis 2015, toutes nos productions sont éco-conçues.

Chaire ICiMa : Quels sont les corps de métier impactés par cette démarche ?

Véronique Fermé : Tous, en fait. On a mis en ligne un guide méthodologique de l’éco-conception. On y a détaillé le cycle de vie d’une production en identifiant tous les acteurs qui rentraient dans la boucle. La direction aussi bien que le metteur en scène ou le scénographe peuvent être partie prenante. Quand on informe un scénographe que son décor est éco-conçu, il peut faire des efforts en amont. Au départ, on leur proposait des échantillons en polystyrène et en liège, en leur expliquant le rôle du liège pour la planète. Maintenant on ne le fait plus parce qu’on sait faire exactement le rendu souhaité en liège, sans que cela se voit. Souvent les scénographes sont interloqués et très intéressés par le sujet : cela valorise aussi leur travail de savoir que c’est un décor qui va pouvoir avoir une seconde vie. Ce sont donc les premiers acteurs. Ensuite il y a le bureau d’études qui modélise les maquettes et va avoir une inflexion sur le désassemblage et cette question d’optimisation des tournées (remplir un minimum de camions en empilant au mieux les éléments). Les ateliers de construction sont bien sûr partie prenante, puisqu’ils testent les matériaux et conçoivent les décors : atelier serrurerie, menuiserie, déco, puis costumes, lumière, son et accessoiristes. Les machinistes qui montent et démontent les décors sont aussi des acteurs. Ce sont eux qui gèrent la fin de vie : ils doivent donc être informés des matières premières utilisées si les décors finissent en déchets. Nous avons fait des réunions pour informer tout le monde et échanger. Dans l’éco-conception, on ne parle pas que des matières mais aussi du travail des uns et des autres, et de tenir compte de la santé autant des constructeurs que des machinistes.

Chaire ICiMa : As-tu rencontré des freins de la part des différents corps de métier ?

Véronique Fermé : Je dirais que le frein, c’est le fait de changer ses habitudes. Pour le bureau d’études, l’éco-conception représentait une contrainte supplémentaire. Mais à force de connaissances et d’utilisation des outils que nous avons développé, cela devient une habitude, comme les contraintes de montage/démontage, de classement au feux ou de tournée. L’important, c’est surtout l’anticipation. Si la chose est vraiment réfléchie en amont, on s’en sort très bien. Si on n’y pense qu’à la fin quand le décor est déjà monté, c’est plus compliqué. Nous avons eu ce problème sur un des premiers décors sur lesquels j’ai dû travailler : La Finta Giardiniera en juillet 2012 au Grand Saint-Jean en extérieur, avec un sol miroir de trois cents mètres carrés. Nous n’avions pas du tout réfléchi à ce que nous allions en faire ensuite et il ne partait pas en tournée. Pour savoir si le sol se jetait ou se recyclait, nous avons appelé le fournisseur : lui avait les moyens de recycler donc il a tout récupéré, pour un coût moindre (ce qui était assez intéressant pour nous). Pour anticiper, il faut poser la question du recyclage au fournisseur au moment de l’achat. Nous l’avons fait pour Carmen, où le sol était en linoléum. On indique ensuite dans nos fiches techniques que tels ou tels éléments sont recyclables et réutilisables. Au départ, les réticences venaient plutôt de la direction parce que quand on achète des matières premières plus chères, le prix de la production augmente. C’est pour cela que nous avons cherché des outils de calcul de l’impact financier de l’éco-conception, pour monter que le liège est plus intéressant parce qu’il coûte beaucoup moins cher en fin de vie. Le coût de traitement du bois est de quatre-vingt euros la tonne alors que celui du tout-venant est à cent trente euros la tonne. Avec cet outil de calcul, on peut voir quelles sont les économies possibles sur tout le cycle de vie d’une production. On l’a fait sur Carmen, qui a un décor de seize tonnes avec sept cent cinquante éléments. En l’éco-concevant, on a fait une économie financière de 8% et de 15 tonnes de CO2 par rapport à une construction normale – sachant que nous n’avons pas pu faire l’étude de l’optimisation de la tournée et des zones tampon.

Chaire ICiMa : Comment le développement durable et l’éco-conception ont-ils évolué entre 2012 et aujourd’hui ?

Véronique Fermé : Quand je suis arrivée au festival d’Aix-en-Provence, la démarche était assez novatrice. Peu de festivals s’en occupaient, hormis certains festivals de musiques actuelles qui étaient vraiment intéressés par le sujet et y mettaient les moyens. Quelque uns étaient déjà avancés, de par leur configuration : par le fait de s’installer dans des lieux qui n’étaient pas faits pour recevoir des festivals, avec la responsabilité de les rendre dans le même état qu’au départ. C’était un peu le cas du festival d’Aix, qui occupait le parc d’une bastide du xviie siècle. La scène, les siège, même les toilettes : on amenait tout dans un lieu vide ; il fallait respecter le cadre naturel du lieu et le laisser totalement propre. Les financements régionaux ont beaucoup contribué à donner une première impulsion : à cette époque-là, la région PACA avait un financement pour aider les festivals à mettre en place une démarche environnementale, en débutant souvent par un bilan carbone. L’Arcade (Agence des arts et du spectacle en Provence-Alpes-Côte d’Azur, aujourd’hui Arsud) avait aussi déployé une plateforme d’accompagnement aux éco-manifestations, pour inciter les festivals à être plus responsables. Soit les évolutions étaient le résultat d’opportunités, soit la question faisait partie des valeurs intrinsèques d’une organisation (un festival comme We Love Green est entièrement basé sur ces principes). Ce qu’on a surtout constaté depuis, c’est une prise en compte de ce sujet de la part de nos tutelles. Par exemple : que le Ministère de la Culture ait un haut fonctionnaire en charge du développement durable et ait déployé une stratégie RSO en 2015 ; que le CNV (Centre national de la chanson, des variétés et du jazz, appelé maintenant CNM – Centre national de la musique) demande des précisions dans les dossiers de demandes de subvention sur ce que nous mettons en place en termes d’accessibilité sociale mais aussi en termes d’environnement ; que les collectivités ne financent pas seulement des actions en faveur de l’environnement mais commencent à prendre en compte des éco-conditions pour les subventions de fonctionnement des manifestations. C’est devenu un enjeu. Il est malheureux de voir qu’il faut passer par des obligations, comme pour les grandes entreprises, mais cela permet aux organisations de s’y lancer. Il est compliqué de savoir par où commencer. Là aussi des dispositifs ont été mis en place : en 2006, le collectif des festivals de Bretagne a été créé pour travailler sur le partage des moyens, des compétences et des bonnes expériences, ainsi que sur l’accompagnement des festivals qui démarrent. Plus récemment, l’Afdas a lancé une série de formations à destination des structures culturelles, plutôt sur la partie environnementale (éco-communication, éco-conduite, gestion des déchets). Depuis un an et demi, elle a aussi mis en œuvre un dispositif d’appui-conseil RSE, qui permet aux structures culturelles d’être accompagnées par un expert. Se développent donc à la fois des contraintes et des outils pour y répondre. Il y a aussi une poussée de la part des publics, qui n’est pas négligeable. On voit les jeunes manifester dans la rue pour le climat, et ce sont eux, la plupart du temps, qui vont dans les festivals. Ils commencent à être très critiques envers des événements qui ne proposent pas de gobelets réutilisables, par exemple : cela peut faire partie des critères de choix pour aller à tel ou tel festival.

Chaire ICiMa : Quelles sont les étapes clés d’une stratégie RSO ?

Véronique Fermé : Il y a des étapes classiques, dessinées par la norme ISO 20 121, qui est destinée aux organisateurs d’événements et a été déployée pour les JO de 2012. Ces étapes correspondent aux étapes de management de l’ASME Plan-Do-Check-Act. C’est-à-dire qu’il faut d’abord planifier : identifier son périmètre, ses problématiques (ce qui veut dire avoir des indicateurs et connaître son impact) et ses enjeux. C’est là qu’on met dans la boucle les parties prenantes. Si vous êtes, comme nous, dans un territoire prônant le zéro plastique, il faut beaucoup travailler sur ce sujet-là. Si vous avez un financeur qui insiste sur l’égalité homme/femme, il faut le mettre en avant. Une fois que vous avez identifié vos problématiques et celles de vos partenaires, vous pouvez élaborer votre cadre et votre stratégie. Parmi les choses indispensables, il y a alors ce que nous appelons le leadership de la direction : il faut que le projet vienne et soit porté par la direction, inséré dans les statuts. Une personne individuelle, un stagiaire ou un bénévole n’aura pas les moyens d’avancer. Quand la direction aura choisi les orientations, il faut faire travailler les équipes : ce sont elles qui vont mettre en place les choses, il est difficile de leur imposer et de fonctionner de façon uniquement descendante. Il faut donc les réunir pour leur présenter les objectifs et la stratégie RSE. Chaque équipe élabore les actions à mettre en place pour atteindre ces objectifs en son sein, et fait remonter ses besoins à la direction : nécessité de formation à l’éco-conception, mise en place de bennes de tri… La mise en place de cet échange est très importante. Dans le cadre de l’amélioration continue, le processus ne doit pas durer une seule année. Il faut se donner des objectifs la première année, les corriger éventuellement si cela n’a pas fonctionné, et sinon passer à d’autres objectifs. Puis tous les ans, un bilan est à faire : est-ce qu’on y est arrivé, qu’est-ce qu’il nous a manqué, était-ce le bon sujet, y avait-il les moyens nécessaires, cet enjeu est-il vraiment le plus prioritaire ? La RSE touche à tous les domaines puisqu’on y parle aussi d’accessibilité, pas seulement géographique : est-ce qu’un spectacle est accessible et compréhensible par tous les publics ? Il faut aussi faire attention aux réglementations. Elles étaient faibles mais cela a changé avec la loi anti-gaspillage. Il y a des obligations pour les lieux recevant du public (EPR) : mettre en place des fontaines à eau pour les publics à partir de 2021 et faire le tri cinq flux (différencier verre, carton, bois, plastique, papier – réglementation auparavant réservée aux entreprises, appliquée maintenant aux EPR). Être attentif aux politiques locales et régionales permet aussi d’obtenir des aides, des financements et une meilleure écoute. En région Sud, les centres d’enfouissement débordent donc il y a un appel à projet spécifique sur la réduction des déchets. Pour le collectif, on utilise un financement de l’Ademe sur l’aide au changement de comportement, qui est un accompagnement sur trois ans. Nous dépendons du service culture, mais il est intéressant d’aller voir quelles sont la politique et les propositions du service environnement, ne serait-ce que dans une ville, car des solutions sont parfois proposées. Il ne faut pas hésiter à travailler avec des structures similaires sur le territoire, même avec les organismes de sport dont les problématiques sont parfois les mêmes. Quitte à créer du mobilier de prix, à avoir des bénévoles ou un régisseur spécialisé, autant partager ces compétences avec d’autres structures.

Chaire ICiMa : Pour toi, quels points seraient encore à améliorer au niveau RSE et de l’éco-conception, dans le cas du festival d’Aix-en-Provence ?

Véronique Fermé : Il s’agirait plutôt de cette collaboration entre tous les services. À une époque, quand on allait voir les services protocole, accueil ou communication, ils nous disaient être déjà responsables et que cela reposait sur les ateliers, qui eux en avait assez de tout porter. Le problème est vraiment d’arriver à impliquer tous les services et les chefs de service. C’est en train de se faire : la démarche a été inscrite dans les statuts du festival tout récemment, en conseil d’administration. Cette prise de conscience collective n’est pas toujours évidente. Il faut dédiaboliser le sujet, qui dans n’importe quelle structure culturelle est vu comme compliqué. Souvent, l’épuisement fait peur : des gens se lancent bille en tête dans des actions mais n’ont pas l’aide nécessaire de la collectivité, donc s’épuisent. Au niveau de l’éco-conception en elle-même, il nous reste à travailler sur les tournées. Il s’agit souvent d’un travail collaboratif avec les coproducteurs. Notre rôle devrait aussi être de mobiliser nos coproducteurs pour qu’ils aient cette même réflexion – cela dépend des structures, certaines sont en avance et d’autres démarrent tout juste.

Chaire ICiMa : Comment ces savoir-faire développés au festival d’Aix-en-Provence peuvent-ils être transmis à d’autres secteurs artistiques ?

Véronique Fermé : Les outils de calcul et le kit méthodologique sont en open source, et nous allons travailler pour le numériser et en faire un système plus pratique d’utilisation. Diffuser et partager nos recherches font partie des missions données par l’Ademe et la région PACA. Ce que nous avons développé est adapté au festival, mais de manière générale, travailler sur le cycle de vie d’un spectacle et sur la RSE permet d’identifier les acteurs, les impacts des uns et des autres, et de réfléchir ensemble à comment faire vivre un spectacle de manière responsable. Au niveau des matériaux, on a les mêmes problématiques que d’autres secteurs. Il est très important de les tester car tous ne sont pas bons pour la santé : nous avons essayé de sculpter des fibres de bois compressées, mais c’est très volatile et nous avons eu des allergies. C’est l’échange de ces tests et expérimentations qui est intéressant : colle, peinture, objets… Les lieux qui accueillent le public peuvent aussi être intéressés par des matières premières déjà travaillées, en les améliorant et les remettant aux couleurs de la structure. Nous avons travaillé avec le CIAM (Centre international des arts en mouvement) sur la fin de vie de nos décors : ils en ont récupéré une partie. Notre directeur technique adjoint travaille sur le CIAM, et nous avons souvent des intermittents qui travaillent aussi sur leur festival qui a lieu au mois de septembre. En période de déstockage, vers le mois de mars, eux sont en période de conception. Ils ont notamment récupéré des éléments du décor de Rigoletto, qui se passait dans un cirque : une roulotte a servi de petit lieu d’accueil et des éléments ont été réutilisés pour la scénographie d’un cabaret électronique. Même des agrès de Erismena en 2017 ont pu servir. On a la chance d’être à côté – c’est pour ça que j’insiste sur la proximité : cela réduit le transport. Certaines transformations peuvent notamment se faire sur place et pas obligatoirement au CIAM. En région, on essaie de collaborer avec tous les acteurs, notamment le Pôle cirque Archaos. Le premier point d’échange avec eux sont les décors mais on espère aller plus loin et créer une dynamique régionale, pourquoi pas nationale, en étant lieu de ressources sur la RSE des structures culturelles. Il y a beaucoup de choses à échanger et à mutualiser, au niveau des outils comme du matériel et du savoir-faire.

Publié dans Entretiens

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Fred Gérard

FRED GÉRARD

Propos recueillis par Diane Moquet et Cyril Thomas

 

Chaire ICiMa : Quel a été ton parcours dans le cirque ?

Fred Gérard : J'ai découvert les arts du cirque au Cnac en 1984 : durant un entretien avec Michel Almon pour m'occuper éventuellement du département vidéo dans ce centre qui se construisait… j'ai vu des futurs profs faire du trapèze volant dans le cirque historique et j'ai su à cet instant ce que je voulais faire : je passe donc des forages pétroliers aux arts du cirque. En 1985 j’effectue un stage chez Zingaro puis j’intègre le Cnac où j’obtiendrai plus tard un D.M.A. Je suis approché comme trapéziste en 1989 par le Cirque du Soleil pour le spectacle Nouvelle Expérience. Mais à la suite d’une mauvaise blessure le plan change et je deviens assistant metteur en scène de Franco Dragone et ensuite directeur artistique de ce spectacle. En 1991 je participe à la tournée Européenne Métal Clown d’Archaos en tant que directeur technique. Dès cette période, j'ai constaté un manque évident : s’il y avait de plus en plus d'écoles « acrobatique’ », aucun lieux ou filière pour former « les techniciens de cirque » n’existait encore (et n’existe toujours pas). Je participe ensuite au Cirque du Soleil aux créations de Mystère et Alegría en tant que spécialiste acrobatique puis je prends la responsabilité de chef accrocheur pour l’installation des nouveaux studios du Cirque du Soleil à Montréal. J’interviens ensuite à titre de Concepteur de matériel et gréments acrobatiques sur les créations de OVO (2009), Amaluna (2012), Crystal (2017) et AXEL (2019). En 1993, j’écris la première formation en « Accrochage d’Agrès Acrobatiques ». Parallèlement, je crée avec Michel Almon et Andrée-Jo Milot la compagnie « Nickel Chrome » dans le but d'accompagner divers projets artistiques. De 2000 à 2010, j’ai contribué depuis sa création au développement du Festival « Janvier dans les Étoiles » à la Seyne-sur-Mer en tant que « Compagnon circassien », encore avec Michel Almon… En 2013, je fonde la compagnie québécoise « La Lune est là… ». J’accompagne depuis de manière artistique, technique ou pédagogique de nombreuses compagnies circassiennes. Je suis revenu au Cnac de 2013 à 2015 comme directeur technique en charge du projet de l’extension de ses nouveaux locaux (La Marnaise). En 2019, je rejoins le CRITAC à l’E.N.C de Montréal (Centre de recherche, d’innovation et de transfert en arts du cirque de l’École nationale de cirque) à titre de chercheur/concepteur d’agrès et d’environnements de performance.

« Circographie, pistographie, acrographie et chapiteaugraphie » sont à mon sens des notions de créativité circassiennes basiques, qui devraient être essentielles à l’apprentissage, à l’évolution.

 

Chaire ICiMa : Quelle serait ta définition du métier de concepteur acrobatique ?

Fred Gérard : La conception de matériel acrobatique est au cirque ce que la haute couture est au prêt-à-porter. Du temps, du peaufinage, de la création, de la réflexion et un budget et un échéancier conséquent.

Historiquement cette reconnaissance nominative date de peu, au Cirque du Soleil tous les concepteurs (tous départements confondus) avaient des droits d'auteur (ou droits de suite) : du directeur/directrice de création au metteur(se) en scène en passant par les maquilleurs/maquilleuses, chorégraphes, accessoiristes, concepteur(trice) lumière, il y avait même un concepteur son dès les années 1990. Tous avaient des droits de suite, sauf les « Spécialistes acrobatique », alors qu’ils inventaient du matériel, des agrès, en gros : des actes. On s’investissait dans un processus de création ; long et complexe. En 1994, au moment où se créait Mystère et Alegría, (c’est-à-dire de grosses productions aux budgets conséquents) on s'est organisé pour être aussi reconnu comme concepteur. Et depuis, les deux métiers – qui œuvrent souvent en binôme – existent : le concepteur en performance acrobatique et le concepteur de matériel acrobatique.

C’est aussi dans ces années-là, qu’en Russie des concepteurs de matériel acrobatique et de numéro aérien originaux se font entendre (Golovko, Andrei Lev, Stankeev…).

Je n’ai pas connaissance de trace de concepteur de matériel acrobatique dans le cirque traditionnel, il y a eu pourtant des œuvres originales et gigantesques, mais aucun nom affilié à ces créations.

 

Chaire ICiMa : Pourquoi ce métier a-t-il disparu ? Les personnes qui construisaient le matériel avant étaient-elles officiellement constructeur.trice.s ou s'agissait-il de personnes qui faisaient cela en parallèle d'une autre activité ?

Fred Gérard : 1) Il est clair que dans le cirque traditionnel c’était une fonction, exercée au sein du cercle familial ou amical. Pour répondre aux demandes ultra-spécifiques, les « petits secrets » et les trucs de fabrication se passaient de bouche à oreille : Tata Lili cousait les protections sur les cordes du trapèze (fabriqué par Tonton Hernie) le soir dans leur caravane. C’est une image d’Épinal, mais elle me plait…

Au Cnac, nous avons eu la chance d'avoir Mr Ernie Clennell : au début il n’y avait pas d'atelier, Mr Clennell était « the » concierge et pour le matériel il nous a tout expliqué sur tout. Le Cnac s’est ensuite doté d’un petit atelier, tenu par Maitre Clennell ; il y a fabriqué pour la première promotion : le vélo de Jean-Paul Lefèvre (sans guidon ni selle), le trapèze Washington (motorisé SVP) de Mathieu Seclet, la roue allemande de Hyacinthe Reisch (technique ressuscitée), la structure de corde tendue de Johann Le Guillerm (déjà un hommage au Jultagi traditionnel Coréen…), la structure de trapèze volant des Aériens, le matériel de funambule de Didier Paquette… Sa philosophie de construction était simple : « on doit être original, on reste pratiquo-pratique (montage-transport), on dépense le moins possible et on construit pour que ça dure ! » : s'il faut un morceau de ferraille il faut essayer de le récupérer, il y allait à l'économie, dans le non-gâchis et dans la durabilité. Par la suite Ernie a fabriqué le fameux « Camion-trapèze »…

Maintenant Lili et Ernie ne font plus les coutures pour les trapèzes ! Aujourd'hui, si la technique du matelotage existe toujours, elle se fait rare pour son adaptation spécifique à la création d’agrès de cirque : c'est une connaissance rare, proche de l’artisanat, il y a en France très peu de personnes qui excellent dans le domaine. Au Québec où la demande en matériel est plus importante, le marché permet une certaine concurrence loyale et nombreuse. On m'appelle d'ailleurs au Québec depuis l’Europe pour faire fabriquer certains agrès acrobatiques.

2) Il n’y a pas eu de tuilage ou de passation de savoirs entre la dernière génération de « techniciens de Cirque » et les nouvelles générations, certains savoir-faire se sont égarés, on va les retrouver ou les réinventer mais cela demande plus de temps. S’il existe de nombreuses écoles de formation de cirque, c’est par dose homéopathique que l’on compte les formations spécifiques de « techniciens de cirque » et encore moins pour les concepteurs en matériel…

3) Ce métier est rare aussi parce qu'il n'y a pas un besoin énorme, il n’y a pas beaucoup de demande – et le matériel fabriqué est utilisable de nombreuses années. Ce n'est pas un métier rétribué à sa juste valeur, peu de personnes sont prêtent à en payer le véritable coût. Quelqu'un comme Ernie Clennell ne comptabilise pas toutes ses heures : il m’a avoué que s’il comptait tout son temps supplémentaire à fignoler son ouvrage, les gens ne pourraient jamais se l’offrir, il facture donc toujours avec une réduction. Le coût du travail n'est pas reconnu.

Le matériel acrobatique n’est pas cher, il est coûteux, c’est différent.

 

Chaire ICiMa : La formation que tu avais créée en 1993 à Montréal avait-elle pour objectif de pallier le manque de reconnaissance de ce métier ?

Fred Gérard : Oui tout à fait. Déjà avec d’autres amis directeurs techniques nous regardions l’avenir avec inquiétude, le nombre de compagnies de cirque grandissait et les créations de spectacle se multipliaient. Mais la volonté d’avoir une formation permanente en place dans une école de cirque n’as jamais fonctionné, et le manque de « techniciens circassiens » (agrès, chapiteaux) compétents s’est toujours fait sentir.

De plus les bons techniciens de ce type sont souvent appelés à d’autres tâches plus captivantes (chargés de projet, assistants en création…) et donc on retourne à la case départ…

De plus nous parlons d’un métier qui n’est pas reconnu : si le métier d’accrocheur scénique existe (théâtre, cinéma, tournées…) celui d’accrocheur d’agrès acrobatiques, qui est d’une spécificité extrême et d’un enjeu de sécurité accrue n’a aucune reconnaissance.

Cependant il existe un diplôme pour les « Monteurs de chapiteaux », instauré par l’Ecole d’Annie Fratellini dans les années 1980…

 

Chaire ICiMa : Et à quoi est dû ce manque de reconnaissance pour ce métier en particulier ?

Fred Gérard : C'est très compliqué, les enjeux sont nombreux : tant aux niveaux des R.H (reconnaissance d’un nouveau métier spécifique avec de grandes responsabilités) que des ressources techniques (utilisation de matériel aux normes, normes ou inexistante ou diverses : sportives, industrielles, sauvetage…). Barbara Appert-Raulin fait un travail énorme au Cnac pour la formation de technicien de cirque. Nous avançons dans un parcours du combattant depuis 2004. Patience et longueur de temps…

 

Chaire ICiMa : À l'inverse, est-ce que d'après toi les circassiens devraient davantage être formés à la technique ?

Fred Gérard : C’est évident, un minimum. Ce n'est pas forcément utile d'ennuyer un jongleur avec des questions de sécurité et de résistance des matériaux, mais cependant, il est primordial pour quelqu'un qui commence à faire de l’aérien de savoir installer son matériel, du moins de savoir contrôler son installation. Idem pour les fildeféristes, les funambules et/ou slacklineurs(neuses) : pour eux, il serait intéressant d'avoir une petite formation pour comprendre les enjeux techniques et de sécurité. Idem pour les encadrants, ça dépend de la volumétrie des lieux. Si tu as cinq mètres de plafond dans une école de loisir, la jonglerie et l’acrobatie au sol seront les principales disciplines et donc les enjeux techniques sont moindres, mais si le bâtiment fait dix mètres de hauteur et que tu peux y faire de l’aérien, il est évident que les professeurs et/ou les techniciens devraient avoir une formation spécialisée.

 

Chaire ICiMa : Parallèlement à ton activité de concepteur de matériel acrobatique, tu travailles justement sur l'aménagement des lieux de pratique des arts du cirque. Tu as par exemple chapeauté l'extension des locaux du Cnac et tu travailles aussi à l'ENC sur la question des environnements de performance. Quels sont les éléments fondamentaux à prendre en compte dans ce type de lieux ?

Fred Gérard : Le Critac est sur l’écriture d’un programme d’aménagement et d’entretien des infrastructures et des équipements spécialisés en cirque (sous-titre : Vers une certification des espaces). La DGCA a sorti il y a deux ans un document nommé « Aménagement d'un lieu de pratique en arts du cirque ». J'ai fait partie du comité de rédaction de ce document. Le résultat est intéressant dans sa forme, mais moins dans son contenu. Le squelette du sommaire est très bien fait, toutes les questions sont posées, mais ce sont les réponses sur la spécificité cirque qui font défaut. Les enjeux cités plus haut comme les spécificités des ressources humaines et techniques dans les arts du cirque ont été survolés : pas de plans, pas de chiffres, pas de calculs de force, pas de données simples et claires. Dans l’ouvrage que nous sommes en train de rédiger nous essayons de nous appliquer à donner plus d’exemples et à être plus concrets tout en restant ludiques. On fonctionne avec une fiche pour chaque discipline, avec : le matériel nécessaire, la volumétrie (l'espace nécessaire par élève), le niveau de compétence (technique) conseillé des encadrants, les budgets impliqués, l'entreposage, les forces appliquées, les matelas conseillés…. On s'est basé sur deux modèles : le code de la route et les livres de cuisine, pour que ce soit très pratique, clair et explicatif.

 

Conception et fabrication de chaises d'équilibre pour Victor Levoshuk (C)Fred Gerard, courtesy de l'auteur

Chaire ICiMa : Comment ton expérience de trapéziste t'a-t-elle permis de concevoir des agrès différemment ?

Fred Gérard : Le fait d'avoir été acrobate (même pas très longtemps) me permet de comprendre ce dont les gens ont besoin pour aller au-delà de la performance, oublier le matériel pour être totalement dans le jeu. Cela m'a permis d'être en consonnance avec les artistes et de saisir ce qu’ils ou elles veulent et le traduire techniquement au mieux. On est face à des demandes d’une précision singulière, personnelles, je travaille avec des gens qui se sont entrainés de manière répétitive, obsessive voir compulsive de très nombreuses années, pour amener leur numéro et leur technique à un point d’excellence rare. Par exemple j’ai travaillé sur du matériel de jonglerie avec Viktor Kee, il fallait que toutes ses balles fassent le même poids au grain de sable près ! On a travaillé sur sa machine qui lâchait ses balles en hauteur, mais l’appareil ne devait pas donner une rotation aux balles, ne serait-ce que légèrement, sinon il ne pouvait pas les contrôler correctement. Pour la plupart des gens, la demande de Viktor était une demande exagérée, alors que pour moi c’était un but technique à atteindre pour être à son niveau de jonglerie et d’art. Je le comprenais complètement, je voyais ce qu'il voulait. Quand la technique et l’artistique sont au rendez-vous, le succès n’est pas loin… Dernièrement, j'ai travaillé sur la fabrication de six chaises d'équilibre avec un artiste russe, Victor Levoshuk, la précision de fabrication devait se faire au même niveau que sa technique d’équilibre, ni plus ni moins, un équilibre parfait…

 

Chaire ICiMa : Comment se passe le processus de création avec les artistes : y a-t-il par exemple un dialogue qui se met en place dès le début sur les enjeux de conception ?

Fred Gérard :Une idée écrite avec une date devient un objectif, un objectif décomposé en plusieurs étapes et un budget devient un projet, un projet soutenu par des actions devient une réalité.

Les deux choses essentielles qui sont nécessaires sont : un échéancier et un budget ; ensuite c’est de la passion : quinze heures de travail par jour (François Truffaut) et le reste c’est de la sueur (Pierrot Bidon)…

Après ça, les choses s'étirent dans le temps : tu peux travailler de trois semaines à deux ans sur un projet. Le temps idéal pour une création, c'est toujours trois semaines de plus, et le bon budget c’est 15% de plus… Et c’est bien sûr le contact et le dialogue avec le(s) artiste(s) impliqué(e)s qui est la clé de voute de la réussite du projet.

 

Conception et fabrication de chaises d'équilibre pour Victor Levoshuk (c) Fred Gérard, courtesy de l'auteur

 

Chaire ICiMa : Pour revenir sur le projet que tu évoquais avec une table et des chaises : quels sont les matériaux que tu as utilisés ?

Fred Gérard : J’ai opté pour des raisons de poids pour de l'aluminium brossé pour la table et les chaises (sans vernis ni peinture), du contreplaqué vissé donc sans colle pour le dossier et la table et de l’acier pour les calles d’équilibre. La demande était que ce numéro devait tourner dix ans, il n’était pas destiné à un seul spectacle mais à faire aussi de l’évènementiel. C'est vrai que maintenant, comme pas mal de confrères, je pense davantage aux enjeux écologiques. Pour ce genre de conception c’est assez facile d’utiliser des matériaux qui non seulement durent dans le temps mais se recyclent facilement au bout de dix ans...

 

Chaire ICiMa : Et au début de ta carrière, dans les années 1980, y avait-il un intérêt pour les questions écologiques dans ce domaine ?

Fred Gérard : Non, ce n'était pas de l'écologie dans le cirque. Quand on parlait d’éco-conception c'était de l'éco(nomie)-conception : rien ne se jetait, tout se transformait. Comme au temps de nos grands-parents : les gens ne parlaient pas d'écologie au siècle dernier mais jamais ils ne jetaient que le strict nécessaire. Il y avait donc dans le cirque la volonté de ne pas faire de gâchis, de ne pas jeter. La toile de chapiteau qui mourrait était découpée puis recousue pour fabriquer des housses pour les camions, ou des abris « tempo ». Au cirque Knie, Rolf Knie a récupéré toutes les vielles toiles de chapiteaux pour en faire ses supports de peinture. Certains cirques ont fabriqué aussi des souvenirs (sacs à dos, portefeuilles…) avec leurs vieilles toiles aussi. Au cirque du Soleil le décor d’Alegría (Le Dôme) a été fabriqué en partie avec le décor de Nouvelle expérience (spectacle de 1990-1991). Les gens de cirque n'étaient pas des gros consommateurs : 90% du matériel acrobatique se faisait avec de l'acier et les circassien(ne)s essayaient de garder leur matériel acrobatique toute leur carrière. Un ou une artiste qui s'habituait à son agrès n'avait pas envie d'en changer tous les ans : il y a un contact qui s'établit avec le matériel, des appuis instinctifs dus à la réactivité du matériel qui se mettent en place au fil des ans. Le matériel pouvait même se passer parfois de génération en génération. Il y avait donc un souci de durabilité (autre que l’éco-sensibilisation) très important pour ces raisons : économique, d’habitude acrobatique mais aussi de logistique, car il est très difficile – quand on voyage à travers le monde – de trouver des fabricants de matériel acrobatique…

 

Chaire ICiMa : Dans les années 1980, vous travailliez avec quels types de cordes par exemple ?

Fred Gérard : J’étais à peine né ! Il y avait le chanvre pour les chapiteaux (qu’il fallait tendre par temps de pluie et relâcher par temps ensoleillé !), le polypropylène (pas cher) mais qui brûlait les mains quand on le travaillait. Le coton était utilisé pour les agrès – pas comme corde de résistance mais comme corde de protection – pour avoir un certain confort de travail, le coton protège le câble d'acier, qui était très utilisé pour des raisons de sécurité et de tranquillité (le câble ne se coupait pas facilement…). Pour le matériel acrobatique les métaux et le bois étaient utilisés. Dans les années 1990, les gens du cirque traditionnel nous regardaient du coin de l’œil, nous les jeunes, qui arrivions avec nos nouvelles techniques venues de l’escalade, du parachutisme, du nautisme. Ils ne faisaient confiance qu'au câble d'acier, ils avaient leurs techniques d'accrochage avec des câbles d'acier, ils faisaient des nœuds avec, cette technique assez particulière fonctionnait bien et a duré longtemps. Mais comme dans toute corporation de métiers, les habitudes quelquefois sont dures à changer. Donc à cette époque il y avait une préférence pour le câble d’acier.

 

Chaire ICiMa : Quel est le matériau le plus surprenant que tu as été amené à utiliser ?

Fred Gérard : Au niveau du matériel acrobatique on reste vraiment à 90% sur de l'acier, de l'aluminium, en somme des métaux presque renouvelables à 100%, et un peu de bois. Pour les protections, on utilise un peu de mousse, un peu de tissu. Pour le levage des personnes, maintenant on utilise beaucoup les dernières technologies de cordes. C’est surtout dans les accessoires, les costumes et la lumière que j’ai vu beaucoup de nouveaux matériaux utilisés. Mais je peux évoquer la création du Cirque du Soleil pour « O ». On utilisait de l'acier inoxydable pour beaucoup d'appareils, et un scotch utilisé dans l’aéronautique pour protéger les pales d'hélicoptère. C'est un scotch (tape) transparent avec une adhérence exceptionnelle, même lorsqu’il est humide. On en mettait partout ! On avait trouvé ça à Las Vegas : on échangeait des rouleaux contre des places de spectacle, comme au cirque traditionnel ! Maintenant un rouleau vaut à peu près trois cents dollars donc ce n’est pas coûteux : c’est cher ! On a aussi essayé d'aller vers les matériaux composites, la fibre de carbone, ce genre de choses nouvelles et attrayantes. Or il y a beaucoup moins de contrôles de bris, de résistance que les métaux. Il y a eu quelques cas d'accidents graves avec des mâts oscillants notamment. On connait les particularités physiques et mécaniques de l'acier et de l'aluminium, donc on peut calculer par ingénierie ce dont on a besoin de façon très précise. Alors que sur les matériaux composites il n'y a pas ces données de cycle, et en plus il n'y a pas de signes annonciateurs avant les ruptures. Personnellement, je laisse ces nouveaux matériaux chers (pas coûteux, chers !) à la Formule 1 et aux courses de voile, qui ont d'autres normes de sécurité et d'autres budgets : ce n’est pas fait, à mon sens, pour les arts du cirque.

 

Chaire ICiMa : Quelle est la production sur laquelle tu as travaillé qui était la plus énergivore ?

Fred Gérard : Je vais commencer avec une anecdote : Il y avait un numéro de clown qui faisait partie du spectacle Alegría du Cirque du Soleil, créé en 1994. Un des clowns (Mr Slava Polounine) arrivait sur la piste puis voyait un morceau de papier toilette au sol : il hurlait et un véritable ménage en crescendo commençait, au bout de deux minutes, des dizaines de personnes avec des balais nettoyaient la scène, et des dizaines de rouleaux de papier toilette se déroulaient dans les airs, lancés ou poussés par des ventilateurs. Ça ressemblait un peu, dans l’esprit, au spectacle Catastrophe de Litsedei[1]. Ça partait dans tous les sens dans la salle, visuellement et comiquement ce numéro fonctionnait. Mais quand le spectacle est arrivé à San Francisco, le Cirque du Soleil a reçu quelques lettres désapprobatrices demandant ce que le Cirque du Solail faisait du papier toilette après, etc. Ce numéro a été supprimé au bout d’une semaine, pour des raisons de plaintes (normales) écologiques. C’était en 1994, à l'époque le Cirque du Soleil n’était qu’un spectacle sous un chapiteau, ce n'était pas encore une grosse machine et il y avait de l'écoute pour ce genre de problèmes sensibles.

 

Chaire ICiMa : En rapport avec l’actualité et ce qui arrive en ce moment au Cirque du Soleil à cause de la crise sanitaire et économique : ont-ils conservé ou mis en vente leur matériel ?

Fred Gérard : Ils ont dû libérer, pour des questions de coûts, un des deux entrepôts d'environ dix mille mètres carré qu'ils avaient à Montréal. L’un était consacré à la technique et les chapiteaux avec camions et remorques, et dans l’autre étaient conservés des costumes, des tissus, et tout le matériel technique et scénographique qui servait aux événements spéciaux. Ils ont vidé cet entrepôt-là, ils ont récupéré tout ce qu'ils pouvaient récupérer, l’ont mis dans des remorques qu'ils ont stationnées au siège social à Montréal. Ils ont contacté ensuite une compagnie spécialisée dans le recyclage de matériel de spectacle, Écoscéno, un Récup-scène québécois… Cette compagnie avait la charge de revendre une grande partie du matériel à des gens de la communauté cirque. Donc pour l'instant rien n'est vraiment jeté, Écoscéno a d’ailleurs tous les chiffres de ce recyclage[2].

 

Chaire ICiMa : Quel est le spectacle qui t'a demandé le plus de réflexion en termes de matériaux ?

Fred Gérard : C’était pour un évènementiel ! Le show pour l’entreprise Solvay en Belgique[3]. J’ai proposé de remplacer le câble du funambule par de la corde synthétique. J'ai travaillé avec Mister Jade Kindar-Martin : je suis allé chez lui avec soixante mètres de corde sur ma moto ! Soixante mètres de câble c'est très lourd et très bruyant pour être démonté pendant un spectacle. C’est pourquoi on a eu envie de mettre une corde. C’étaient les premiers tests du genre – aujourd'hui Tatiana Mosio-Bongonga le fait avec son super technicien Jan Naets. Jade devait traverser le chapiteau, donc quarante-cinq mètres, et sans cavaletti. Par ailleurs, ce spectacle a été le plus énergivore sur lequel j'ai travaillé, c’était un « gros » événementiel. Un chapiteau de cinquante mètres autoportant (sans mâts à l’intérieur) a été fabriqué pour l’occasion et a servi seulement pour dix représentations... Stocké quelques temps, il a fini à la poubelle. C’est assez écœurant de jeter autant de matériel et d'avoir jeté un chapiteau aussi « jeune ». Cela dit, le directeur de production a appelé le Cnac quand les commanditaires du show ont voulu se débarrasser de tout le matériel scénique qui avait été mis dans un entrepôt : le Cnac a récupéré quatre semi-remorques de matériel utile. Les rois du récup ! C’est comme neuf comme on disait à Archaos !

 

Chaire ICiMa : Quelles seraient tes recommandations pour un cirque plus éco-responsable ?

Fred Gérard : Je ne pense pas que ce soit la fabrication du matériel acrobatique qui laisse une lourde empreinte. Utiliser des matériaux facilement recyclables ou transformables sont des conseils basiques, mais comme relevé pendant le colloque : les transports, l’air conditionné l’été et le chauffage l’hiver tant pour le chapiteau que pour le village sont là les enjeux énergivores… Et là ce n’est pas mon domaine, je ne serais pas un bon donneur de conseils. Pour ce qui est de l’air conditionné certains lieux l’interdisent : la TOHU à Montréal par exemple s’abstient d’air conditionné dans les chapiteaux.

 

   
Le Cyrk Klotz à la Seyne-sur-Mer 2005, (c) Fred Gérard, courtesy de l'auteur                 
Le Cyrk Klotz à la Seyne-sur-Mer 2005, (c) Fred Gérard, courtesy de l'auteur
                        

 

Il y a aussi une logique de la récupération. Dans le cirque traditionnel, quand une compagnie quittait un terrain, on emportait tout ce qu’on avait apporté. Allez, une anecdote fantastique : le Cirque Klotz[4] par exemple fonctionnait d’une manière « éco »-conçue : ils auraient refusé les aides financières officielles du Ministère, (je plaisante), mais ils récupéraient tout ce qu’ils trouvaient sur leurs routes… Du rat’s chapiteau en somme. L’esthétique qui en résultait sur le visuel en était l’essence même, donnant une atmosphère extraordinaire non seulement au chapiteau mais aussi au spectacle et à sa narration. Un matin à la Seyne-sur-Mer, la toile de tour de leur chapiteau (qui était peinte), a lâché sous un coup de vent. J’ai demandé à Pierrot Bidon s’il en avait une en stock : il en avait une, mais trop grande pour le chapiteau des Klotz, peu importe, m’ont-ils dit, on fera des plis ! Nous l’avons installée et elle a tenu tout le Festival de la Seyne.

 

 

[1] La compagnie Litsedei, issue d’Union Soviétique, monte des spectacle de clowns et a fait l’ouverture du Festival international du mime de Périgueux en 1991 avec son spectacle Catastrophe, véritable événement de rue : des pneus brûlent et une énorme quantité de mousse de savon est déversée, dans laquelle le public peut s’avancer. L’ambiance est aussi délirante que bon enfant.

[2] https://ecosceno.org/

[3] À l’occasion de ses 150 ans, l’entreprise belge Solvay commande un spectacle : Odyseo (direction de production : Yvon Van Lancker).

[4] La compagnie Cyrk Klotz & Co a été créée par Titoune. Bonaventure Gacon et Titoune y montent un duo acrobatique.

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