Avec Vue sur la Piste - Alain Reynaud - 2015

Publié par Technique.

Étude de cas – Avec vue sur la piste

 

En 2016, Alain Reynaud de la compagnie des Nouveaux Nez est invité à mettre en scène le spectacle de fin d’études de la 27e promotion des étudiants du Cnac. En collaboration avec Heinzi Lorenzen, le metteur en scène propose aux dix-sept interprètes un projet de création qui prend pour objet l’art qu’ils pratiquent, le cirque. Inspiré par l’ouvrage J’aime le cirque de Jacques Peuchmaurd (voir p. 3 du livret du spectacle), Alain Raynaud offre au public « la piste constellée de paillettes » qui anime l’imaginaire collectif des spectateurs.

 

  1. Le cirque, un imaginaire réactivé

 

 

Dès l’arrivée du public, l’accueil qui lui est réservé réactive les images associées au spectacle de cirque. Les interprètes deviennent des ouvreurs.ses qui placent les spectateurs après leur passage à la billetterie, à l’entrée de la piste pour l’occasion. L’installation du public fait partie du spectacle et le plonge dans une ambiance digne des cirques de la capitale au XXe siècle – ou des images qu’ils véhiculent. Un ouvreur distribue des quartiers de pomme qu’il vient de couper, telles les confiseries traditionnellement offertes aux enfants durant ce type de spectacle.

 

 

Fig1. extrait de la p. 4 livret du spectacle

La piste se révèle épurée, mise en valeur par une lumière claire, comme en témoigne Hervé Gary, créateur lumière : « Il était évident qu’il fallait beaucoup de lumière ; quelque chose de chaleureux, de gai » (p. 5 du livret du spectacle). La lumière souligne l’ambiance installée par l’accueil soigné des spectateurs, au cœur d’une ouverture qui fait office de prologue. L’espace est dénué d’élément décoratif, hormis les lampes de salon sur pied d’esthétique ancienne qui donnent l’impression d’un voyage au siècle dernier – plus tard, le spectateur découvrira des tubes LED bien plus modernes. L’architecture du cirque fait donc scénographie. Il s’agit de donner à voir un spectacle de cirque, qui ne semble, à première vue, ne poursuivre aucun autre dessein que celui de divertir le public. Hervé Gary l’explique : « Ils n’avaient besoin de rien. Juste du LUX. Comment guider le regard pour magnifier encore un peu plus les performances » (p. 5 du livret du spectacle). La mise en valeur des performances aux yeux du spectateur est annoncée dans le titre du spectacle : une vue privilégiée sur la piste, lieu du spectaculaire, de l’émerveillement, lieu du cirque.

L’environnement convoqué rappelle aussi celui du cabaret. Alain Reynaud le rappelle, la costumière, Nadia Léon, « possède [cette] culture » (p. 3 du livret du spectacle) et a travaillé en ce sens. L’accueil du spectateur, qui bénéficie, dès son entrée et comme le présageait l’affiche, d’une vue sur la piste, participe de cette esthétique.

 

Une estrade, sur le modèle de la loge d’orchestre traditionnelle des cirques, se trouve en hauteur sur un côté de la piste. Cependant, elle n’est pas l’espace de l’orchestre, qui pourtant existe, mais semble être celui des coulisses. On y trouve un portant rempli de vêtements et un personnage de coiffeur qui prépare un interprète pendant l’accueil du public. Seul le contrebassiste chante depuis l’estrade au moment où les autres personnages entament un tour de piste pour mimer au spectateur les consignes relatives aux photographies.

 

Fig.2 Extrait de la captation vidéo

 

Tel que la tradition le prévoit, un personnage qui porte une veste rouge, couleur typique des spectacles classiques de cirque, fait retentir une petite sonnette indiquant le début du spectacle. Chacun s’empare de son instrument de musique et investit ce qui sera vraiment l’espace de la musique, au sol en face de l’estrade, encadré par des tubes LED à la lumière blanche crue, qui modernisent la scénographie.

 

Fig. 3 Extrait de la captation vidéo

 

À l’instar du cirque classique et traditionnel, le premier numéro est musical. La formation instrumentale correspond aussi à ce modèle puisque l’on retrouve des instruments de la fanfare et une contrebasse. Le timbre est celui de la musique traditionnelle de cirque, tout comme la composition, chantante et dansante. Dès le début officiel du spectacle – l’accueil du public peut être considéré comme un début implicite –, le spectateur comprend que la musique et les sons viendront du plateau, ce que confirme Lola Etiève, créatrice sonore dans le livret du spectacle (voir p. 6). Lorsque le numéro musical prend fin, la percussionniste tombe et entraîne sa grosse caisse avec. Le jeu incorpore la musique et l’inverse sera de même effectif. Bien d’autres numéros seront inspirés du modèle traditionnel du cirque et du cabaret, comme le numéro de mât chinois qui commence par un lancer de fléchettes dont la cible est une pomme placée sur la tête de celle qui pourrait être une assistante, mais qui est en fait la machiniste ; ou encore le numéro de dressage détourné par le fait que l’animal, le chien, est joué par une interprète.

 

 

Si le modèle traditionnel, inspiré de l’imaginaire collectif que suscite le cirque, est largement convoqué dans le spectacle, Alain Reynaud et les dix-sept étudiants de la 27e promotion du Cnac ne manquent pas de le dépasser. La place et le rôle de la musique en sont un exemple. Selon le metteur en scène, le « pari » était « celui de mettre la musique au centre du spectacle » (p. 3 du livret du spectacle). Sans que ce dernier devienne un véritable concert ni que la musique tienne la première place, la dramaturgie et la mise en scène se construisent à partir d’un « répertoire », d’un « fond de couleurs sonores » (Ibid.). Or, traditionnellement, au cirque comme au cabaret, la procédure est contraire, la musique est composée à partir du numéro, dans l’objectif de le mettre en valeur.

 

De même, le détournement de la loge d’orchestre en coulisse, dans lequel on trouve les costumes et le coiffeur, concourt à l’expansion de la musique qui, en plus d’être l’élément à partir duquel on compose le spectacle, se déploie dans un espace plus ample, au sol sur un côté de la piste, encadré par les tubes LED, puis dans l’ensemble de l’espace. Le son circule, il provient de différents endroits et accède à toute la piste.

 

Fig. 4 Dessin du plan son, Crédits : Lola Etiève

 

« Nous avions la volonté de varier les espaces de musique ; certes il y avait l’envie d’un lieu principal pouvant accueillir le grand orchestre, mais nous voulions également tenter l’utilisation des agrès comme scène musicale » (Lola Etiève, p. 6 du livret du spectacle).

Dans la mesure où les instruments, excepté la contrebasse, sont des instruments à vent, les musiciens.nes, comme les chanteurs.ses, peuvent se déplacer sur la piste et jouer depuis n’importe quel espace. Cependant, le son ne circule pas uniquement de manière horizontale, mais investit aussi l’espace aérien. C’est le cas notamment lorsqu’une chanteuse et une guitariste accompagnent, depuis le cadre aérien, un numéro de main à main qui a lieu au sol. « Ainsi, nous avons pu construire différents espaces sonores au sein d’une même musique, avec plusieurs musiciens dispersés dans l’espace se retrouvant sur un seul et même thème » (Lola Etiève, p. 6 du livret du spectacle).

La musique, au cœur du spectacle, est aussi omniprésente grâce à sa spatialisation. Aussi François Thullier, à la direction musicale, s’est-il impliqué dans la réalisation scénique des partitions musicales composées avec les étudiants. Il confie que « les circassiens sont peu à peu devenus des “circamusiciens” » (p. 9 du livret du spectacle). Dimitri Rizzello commence par exemple son numéro de sangles et ses premières figures en jouant du tuba.

 

Enfin, un autre aspect traditionnel que le spectacle dépasse relève de l’illusion. Si nous avons déjà rappelé que l’estrade, similaire à la loge d’orchestre, représente en fait une coulisse avec ses éléments de costume et d’accessoire, les instruments à vent sont aussi suspendus aux tubes LED lorsqu’ils ne sont pas utilisés, du côté de l’espace réel de la musique. Ces outils du spectacle maintenus à la vue du spectateur, tout comme le montage et le démontage des agrès, dépeignent l’envers du décor. Ils cassent ainsi l’illusion théâtrale et troublent l’émerveillement souvent produit par la surprise.

 

  1. La piste, un espace d’échange et de circulation

 

 

Si la musique bénéficie d’une spatialisation dynamique, le centre de la piste n’est pas non plus le centre focal unique proposé au spectateur et mis en valeur. Dès le premier numéro, celle que l’on pensait être l’assistante du lanceur de fléchettes rejoint son mât chinois qui n’est pas au centre de la piste, mais sur un côté. En face, de l’autre côté, se trouve un deuxième mât qui sera investi par une deuxième machiniste. Le mât indien est en définitive le seul agrès positionné au sol au centre de la piste – le cadre est au centre de l’espace aérien. Les numéros sont donc, comme la musique, répartis sur l’ensemble de l’espace, invitant un regard dynamique du spectateur qui en observe différents points.

 

Fig.5. Extrait de la captation vidéo

 

Alors que l’espace privilégié de la piste est démultiplié en plusieurs endroits, les numéros, traditionnellement en solo ou en petite formation, sont régulièrement ouverts au collectif, qui, en intervenant, rend les frontières poreuses entre les différents numéros et valorise la création de groupe. Comme le souligne Heinzi Lorenzen : « Dans ce spectacle, il y a plusieurs espaces : l’espace scénique, la piste et les espaces personnels. Tous accueillent les résonances de chacune des actions, des paroles, des musiques des autres espaces » (p. 5 du livret du spectacle). La démultiplication de l’espace à regarder accompagne la répartition des actions scéniques et de l’intérêt du spectateur. Ainsi le format du numéro est-il dilué dans l’intervention collective qui élargit l’espace-temps qui lui est traditionnellement dédié. La bascule, par exemple, commence avec l’ensemble des interprètes. Certains propulsent la voltigeuse et d’autres la rattrapent. L’agrès sert aussi de tremplin pour une colonne à trois qui concernent d’autres acrobates que les cinq qui composent le groupe de bascule. Le « lien entre l’espace personnel et l’espace scénique » (Alain Reynaud, p. 3 du livret du spectacle) est régulièrement mis en œuvre en décentralisant les actions et les agrès sur la piste, comme en désindividualisant le format du numéro.

Ce processus est mis en valeur par les personnages de preneur son et de technicien lumière. Le preneur son n’hésite pas à utiliser la perche pour sonoriser des chanteuses du centre de la piste, de même qu’un technicien lumière porte un projecteur tourné en direction du sangliste de retour au sol. La démultiplication des espaces ainsi que l’anti-illusionnisme sont transmis par un jeu qui révèle les artifices du spectacle.

 

Le numéro de cadre aérien est, lui aussi, le résultat de cette double ambition. Il débute autour d’un passage des acrobates du sol à l’aérien, à nouveau grâce au groupe qui porte et rattrape. L’espace, ouvert grâce aux relations entre le centre et les extrémités de la piste, devient aussi celui de l’aller-retour entre la hauteur et le sol, qui appartient à tous les membres du collectif et dans lequel on circule verticalement. Le quatuor entame ensuite ses figures. L’espace aérien à peine occupé, des tubes LED s’allument et forment des figures géométriques comme pour structurer ce vide dans lequel le numéro se développe.

 

Fig. 6 Extrait de la captation vidéo

 

Les musiciens sont au sol et le sangliste, monté juste avant, occupe le dernier espace de la hauteur, celui qui permet de regarder du dessus. Suite à ce numéro, un autre acrobate rejoint le cadre aérien et monte sur le grill. Il finit par se suspendre par les pieds de l’espace le plus haut du cirque avant de se lâcher sur le filet de sécurité. Les musiciens, couchés au sol pour regarder la scène, occupent d’une nouvelle manière cet espace aux multiples dimensions.

 

La musique ne manque pas d’investir cet étendu, comme le montre le duo musical guitariste et chanteuse, tête à l’envers, sur le cadre aérien qui accompagne le premier duo de main à main. Cet épisode témoigne du fait que l’espace de la musique est à son tour démultiplié, mais aussi que les traditions peuvent être déconstruites jusqu’à l’inversion : les acrobates au sol, les musiciens en aérien. Sur la piste, les autres regardent, à l’instar du public, et commente. L’espace scénique devient aussi celui du spectacle et le jeu est partout. À ce moment-là, le numéro se déroule au centre de la piste, la musique est en aérien et le jeu se prolonge sur les bords – les personnages de spectateurs sont outrés par le traitement que le porteur fait subir à sa voltigeuse. Ce déplacement du jeu sur les bords de la piste est aussi mis en valeur lorsque celui qui assure le sangliste est éclairé et devient personnage.

 

 

Dès l’accueil des spectateurs, les interprètes sont en circulation et la piste bouillonne de vie. Certains accordent leur instrument pendant que d’autres s’appliquent à rechercher des personnes au moyen d’annonces micro faites dans plusieurs langues. L’image d’« un immense hall, un carrefour, une rotonde traversés par des entrées. Un lieu où toutes les rencontres sont possibles » (Alain Raynaud, p. 3 du livret du spectacle) pensée par le metteur en scène apparaît au spectateur dès les premières minutes. C’est un espace de vie, un hôtel, « grand palace des années 20 » (Ibid.), dans lequel les corps cohabitent et sont en action. Le bruit, les spectateurs, réels, qui discutent, et l’accueil de certains en anglais participent de cette ambiance de l’hôtel en pleine saison. Un petit groupe de musique en acoustique rappelle la musique d’ambiance improvisée par des musiciens payés au chapeau.

Ces instants d’effervescence sont aussi convoqués entre les numéros grâce à des circulations sur la piste, ponctuées d’acrobaties qui permettent les changements de scénographie ou de costume. On retrouve l’idée de passage et d’un espace qui appartient à tous. Suite au deuxième numéro de main à main, c’est la parole qui est mise en circulation. Tous les autres personnages commentent le numéro, puis cherchent l’un d’entre eux depuis la piste, le centre et les bords, et depuis l’aérien. Le spectateur assiste à une sorte de cacophonique qui montre que le verbe est aussi accessible à tous et provient d’espaces variés.

 

La piste comme lieu d’échange et de circulation est matérialisée par la mise en lumière des quatre entrées. Alain Reynaud souhaitait en effet « qu’entrer en piste soit synonyme d’un acte physique ; sauter en piste, descendre en piste, surgir en piste... » (p. 3 du livret du spectacle). Pour cela, les entrées qui, traditionnellement, restent dans la pénombre sont ici rehaussées d’un escalier de trois marches descendantes qui permettent de ralentir l’arrivée tout en faisant appel à l’imaginaire collectif de l’entrée en scène des vedettes qui, parées de lumière, descendent les marches d’un grand escalier en saluant le public. Le hall d’hôtel devient la scène d’un grand spectacle. Ces entrées sont aussi encadrées de lumière à l’aide des tubes LED. Selon Hervé Gary, créateur lumière, « les portes devaient être lumineuses et transparentes » (p. 5 du livret du spectacle), évoquant les entrées en scène majestueuses du siècle dernier sans renoncer à la modernité de la création.

 

Fig. 7 Extrait de la captation vidéo

 

Souligner les entrées grâce aux marches et au cadre lumineux revient à insister sur le fait qu’elles sont multiples. Conforme au grand hôtel à l’origine de l’inspiration des artistes, la piste reste le lieu de rencontre entre des personnes de diverses origines, arrivées par des entrées différentes, parlant plusieurs langues et aux accents variés. Enfin, les tubes LED encadrant les portes s’allument entre les numéros et rappellent ainsi au spectateur la structure du cirque, son architecture, comme pour signifier la structure du spectacle. Les portes sont l’entrée et la sortie, la frontière entre l’intérieur et l’extérieur de la piste, ainsi que la marque du début et de la fin.

 

Conclusion, un spectacle sur le cirque

 

« Un établissement d’un autre temps, un lieu prestigieux et désuet » (Alain Reynaud, p. 3 du livret du spectacle)

 

Avec vue sur la piste, comme son nom l’indique, offre au spectateur un spectacle qui semble correspondre à un modèle, celui de notre enfance, ou, tout simplement, celui qui peuple l’imaginaire collectif lié au cirque. Cependant, bien loin d’une pièce de musée, figée, qui répondrait exclusivement aux paramètres du cirque classique, à savoir ceux qui suscitent l’émerveillement, le spectacle de fin d’études de la 27e promotion du Cnac est aussi un spectacle qui raconte le cirque, le commente et le transforme.

Pour finir, le spectateur entend un trompettiste en solo, dans la pénombre, très vite rejoint par le groupe alors éclairé. Chaque interprète participe à la réalisation de cette dernière intervention de « l’orchestre du grand hôtel » (cf. livret du spectacle), que ce soit en jouant d’un instrument, en chantant, ou en sonorisant le groupe au moyen du micro au bout de la perche. L’image qui clôt le spectacle est celle d’un orchestre, d’un groupe de musique, dans lequel chacun a sa spécificité, où chaque membre peut être différent, tout en « faisant groupe ». Cette image fait écho à celle de la compagnie de cirque évoluant dans sur une piste, qui, dans ce spectacle, fait en sorte de valoriser le collectif. Avec vue sur la piste nous donne à voir le cirque, empreint de ses traditions, de ses conventions, mais traversé par une modernité dynamique.

 

Karine Saroh

 

 A découvrir le carnet du spectacle sur ce lien.

 

L'équipe artistique et technique

 

Alain Reynaud Mise en scène, Heinzi Lorenzen Collaboration artistique, Hervé Gary Création lumière, Lola Etiève Création son, Nadia Léon Création costumes, assistée de Patricia de Petiville, François Thuillier Direction musicale, Fiona Couster Coordination, Julien Mugica Régie générale, Jacques Girier Régie plateau, Vincent Griffaut Régie lumière, Gildas Céleste Régie son

 

 

Publié dans Scénographie

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