F(r)ICTION - Antoine Rigot et Alice Ronfard - Les Colporteurs

Publié par Technique.

 

Antoine Rigot et Alice Ronfard de la compagnie Les Colporteurs ont été invités par le Cnac en 2019 pour mettre en scène les dix-sept étudiants.es de la 30e promotion. Le livret du spectacle fait état d’un processus de création collectif qui a mis à l’épreuve les envies, les désirs et les attentes des étudiants.es pleinement confrontés.es à l’acte de création, à ses instants de plénitude comme aux doutes qui l’accompagnent. Le résultat est un spectacle riche qui aborde les thématiques du groupe, de l’individualité et du genre sans détour, avec la complexité que ces sujets requièrent et avec la poésie qui les donne à voir d’une nouvelle manière.

 

Le groupe, acteur de la fiction

 

Dès l’entrée du public dans le cirque, lorsqu’il s’installe, les interprètes sont en piste, rassemblés sous une bâche en polyane d’où provient une lumière bleue qui transforme les corps en ombres. Ils dansent sur de la musique techno. Très vite, la salle plonge dans le noir et seule la lumière bleue sous la bâche perdure. La musique radicalise son paramètre rythmique et passe de la techno à la trance. Les corps dansants, qui ne sont que des ombres, produisent un effet de masse difforme épousée par une coquille à l’intérieur de laquelle regorge la vie.

Cette bâche en polyane est un élément central de la création. Lili Parson, étudiante dont la spécialité est la roue cyr, en témoigne : « [à] la Brèche, il y avait une très grande bâche, utilisée avec tous les agrès, sous presque tous les angles, emballés, plastifiés, mis sous vide, voilà nos deux premières semaines » (p. 16 du livret du spectacle). Cet accessoire devient, dès les prémices de la création, un élément premier de la scénographie et de la composition. Cet objet, central dans l’ouverture du spectacle, constitue le fil conducteur, le lien de sens. Ainsi, la bâche et, surtout, la matière dans laquelle elle est fabriquée, le polyane, réapparaîtra sous plusieurs formes, comme pour renvoyer à cette scène initiale durant laquelle le collectif ne fait qu’un, lié et protégé par cette membrane. Couvre-chef qui se substitue à la tête des interprètes, jupon, veste, cette matière plastique et sonore, portée ensuite individuellement, rappellera, tel un souvenir, la force du groupe.

 

(c) Christophe Raynaud de Lage

 

Sitôt la fin de cette première scène, un personnage, que nous appellerons le personnage de Gwenn, du nom de son interprète, Gwenn Buczkowski, se distingue du groupe. Elle entre en piste pour retirer la bâche qui laisse alors apparaître une table autour de laquelle se trouvent les interprètes. Lorsqu’ils se tournent vers le public, ce dernier les découvre en sous-vêtements couleur chair, avec brassière pour certains, et maquillés, de sorte à entretenir une apparence androgyne. Tous.tes enfilent, face au spectateur, une robe ample toujours couleur chair, grâce à laquelle ils.elles deviennent encore plus semblables. Fanny Gautreau, costumière, révèle les influences qui ont nourri cette création : « [l]e Bûto nous a inspirés pour la recherche d’unité de groupe, et nous a soufflé ces longues robes qui se lient aux corps et qui accompagnent le mouvement » (p. 30 du livret du spectacle).

 

Le premier numéro de contorsion reste, à l’image de l’ouverture du spectacle, collectif. Les corps qui étaient sous la bâche se trouvent maintenant debout sur une table et reforment cette masse, accentuée par les couleurs similaires des costumes mêlés à celles des peaux. Les lumières latérales et brumeuses participent de mélange des êtres. De cette masse émerge un corps, debout au-dessus des autres. La contorsionniste déploie ses figures lentes, portée par ses partenaires à bout de bras.

Croquis issu du carnet du spectacle

 

Le collectif finit par se retirer et la contorsionniste poursuit seule son numéro sur la table blanche, pendant que le personnage de Gwenn entre sur la piste, la bâche sur les épaules. Un autre membre du groupe prend un micro et prononce la première phrase du spectacle : « Nous étions une bande ». Ces paroles, ainsi que la présence de la bâche font écho au souvenir du groupe à présent disparu.

 

À la fin de ce numéro, comme ce sera le cas à la fin de plusieurs autres, on découvre quatre interprètes qui effectuent un pas de quatre, danse de ballet classique, tout en adressant au public un chant polyphonique depuis plusieurs endroits de la piste. Le pas de quatre et la polyphonie rappellent la codification et son aspect rigide, mais aussi la richesse de l’association des talents – les chants finissent par de belles harmonies.

 

Plus tard, le groupe revient sous sa forme initiale lorsqu’il installe, dans la pénombre de la scène, le portique aérien. Très lentement et avec gravité, chaque membre du groupe porte un élément de l’agrès sur leur épaule. Le texte prononcé par le personnage de Gwenn raconte une lapidation pour homosexualité et on ne peut s’empêcher de voir le portique en installation comme un instrument de torture. Il est au centre, dominant, en hauteur et le seul à être mis en lumière.

 

Croquis préparatoire Antoine Rigot et Alice Ronfard, issu du carnet du spectacle.

 

 

Le numéro de portique aérien commence précisément lorsque le duo est installé, que le groupe les regarde à terre et que le silence, après une chanson rock intense, s’est imposé. Très vite, plusieurs membres de groupe montent à l’agrès et recréent cette créature difforme, masse de corps semblables qui ne font plus qu’un. Le portique est recouvert et le groupe semble se confondre avec ce que le spectateur a pu associer à un instrument de torture quelques minutes auparavant.

 

(c) Christophe Raynaud de Lage

 

Tout au long du spectacle la piste ne sera jamais exclusivement occupée par un.e seul.e interprète. Quand bien même se jouerait un numéro solo, l’espace reste partagé, occupé par des partenaires. Relais du regard du spectateur, ils font aussi scénographie en structurant l’espace, tout en traduisant l’omniprésence du groupe et la tension qui l’accompagne.

 

Les relations interpersonnelles

 

De même, plusieurs disciplines s’associent en scène, à l’image du fil et de la capilotraction. L’agrès fil devient un accessoire de jeu pour l’acrobate suspendue par les cheveux qui passe au-dessus et en dessous. Un duo se forme alors avec la fildefériste. Toutes les deux se découvrent alors qu’elles connaissent un rapport inverse à l’équilibre, à deux extrémités du corps ; pour l’une la stabilité vient des pieds, pour l’autre des cheveux. Cette association permet un duo ludique et une relation qui, pour la première fois, se manifeste comme une source de joie. La fildefériste prend parfois appui sur l’acrobate capilotractée, en même temps que cette dernière occupe l’agrès qui n’est, à première vue, pas le sien.

 

(c) Christophe Raynaud de Lage

 

Le duo devient un trio lorsque l’acrobate capilotractée laisse place à deux machinistes. Sur le même mât chinois qui prend place sur un côté du fil, les deux interprètes se mêlent. Le corps de l’autre devient agrès et offre de nouvelles possibilités. La fildefériste les rejoint pour former le trio, représenté dans l’espace par le triangle qui apparaît à travers l’association entre le mât chinois et le fil. L’image positive du groupe est à nouveau exprimée dans la mesure où les corps jouent ensemble, se répondent, se soutiennent. Les costumes laissent cette fois apparaître des couleurs différentes au niveau du pantalon et trois individualités peuvent émerger. Enfin, la musique, guitare et batterie, apporte de la douceur à la scène.

 

(c) Christophe Raynaud de Lage

 

La séquence se clôt alors qu’il ne reste plus qu’un machiniste sur la piste. Son regard est tourné vers le personnage de Gwenn qui paraît le manipuler. Il imite ses gestes qui le mènent à ces derniers instants au mât chinois.

 

La relation interpersonnelle n’est pas toujours abordée selon ses bienfaits. Le numéro suivant met en piste un couple. Elle porte une robe de marié, lui une veste de costume blanche. Ils entrent en scène en courant main dans la main avant de s’arrêter face à un autre couple qui, quant à lui, a gardé les costumes de sous-vêtements couleur chair. Gwenn regarde la scène, dernière eux. À la manière d’une illustration par le corps des émotions et des sentiments des jeunes mariés, le couple en costume androgyne entame un duo d’acrodanse. Progressivement, les mariés se lâchent la main et la joie laisse place au doute. Gwenn tourne autour de sa chaine, le dos courbé, comme si elle portait leur souffrance. Trois espaces dialoguent sur la piste. Celui du jeune couple marié, qui donne à voir leur union, celui des danseurs, lieu de l’intériorité des personnages, et Gwenn, qui représente les sentiments des personnages de plus en plus sombres. Lorsque le premier couple retire son costume de marié, Gwenn se redresse enfin.

La mise en dialogue de différents espaces qui cohabitent sur la piste est récurrente dans ce spectacle qui donne à voir ce qui se joue dans un collectif, les interactions positives, les jeux de pouvoir, les déceptions, les rancunes, les ressemblances et les égarements. Les couples quittent la piste quand un autre entre en scène. Équipés d’un micro qui rend leur discussion publique, deux interprètes s’installent pour débattre des identités de genre. Le premier témoigne de son expérience à son interlocutrice qui a du mal à comprendre les enjeux de ces débats et leur intérêt. Gwenn a déplacé sa chaise et en tombe à plusieurs reprises. Ses mouvements sont mécaniques et répétitifs. En hauteur au centre de la piste se trouve une acrobate sur un trapèze volant et, couché au sol, le reste du groupe la regarde. Le spectateur découvre donc quatre espaces réunis par la lumière bleue. Un violoncelle accompagne le trapèze volant – à la manière des Arts Saut. Il impose le rythme qui véhicule l’urgence et fait écho au risque tout en soulignant le ballant. Le dialogue parlé est de plus en plus tendu, ils ne se comprennent pas. On ne peut alors s’empêcher de voir dans cette composition de différentes cellules scéniques l’individu qui souffre de solitude au sein même du groupe, qui parfois ne l’entend pas.

 

Frictions des individualités

 

Dès la première scène, le personnage de Gwenn se distingue. Elle n’est pas sous la bâche, mais marche autour. C’est elle qui finit aussi par la retirer. Hors du collectif mais présente sur la piste, entre l’intérieur et l’extérieur, Gwenn Buczkowski pense son personnage telle « la matrice du groupe, à la fois reine et paria, oscillant entre l’amour et la haine de son prochain » (p. 17 du livret du spectacle). Le spectateur se demande en effet de quoi ce personnage énigmatique peut être l’image. Qui est-elle ? Pourquoi est-elle toujours présente ? Pourquoi n’est-elle pas, comme les autres, intégrée au groupe ? Quel pouvoir a-t-elle sur celles et ceux qui ne semblent pas être ses associés.es ?

Pour son numéro, vers la fin du spectacle, la piste est presque vide – ce qui est rare. Elle ne la partage qu’avec un guitariste. La lumière bleue laisse aussi place à une pénombre qui fait malgré tout ressortir les tons beiges de son trapèze, de son costume et de sa peau. L’accompagnement à la guitare électrique et les mouvements saccadés reflètent une forme de violence qui correspond à la conception que le spectateur a du personnage de Gwenn.

 

À son image, d’autres personnages se confrontent au groupe. Suite au numéro de contorsion, Gwenn s’installe sur une chaise et observe une chorégraphie dans laquelle un des membres du groupe, qui s’en distingue par son pantalon bleu, semble se débattre et lutter contre trois partenaires en robe couleur chair. Le numéro de roue cyr reste collectif. L’acrobate partage son agrès avec le groupe, qu’il semble fuir. La piste n’est que très peu éclairée et le spectateur ne distingue pas les visages. La couleur du pantalon, mise en valeur par les tons bleus de certains projecteurs, est le seul paramètre qui détache son porteur du groupe. Le numéro se finit lorsque le groupe s’unit et marche en direction du personnage de Gwenn. Ils sont coordonnés et représentent un groupe soudé.

Une scène miroir se trouve vers la fin du spectacle, après le numéro de bascule. Alors que tous les interprètes portent une veste fabriquée avec la même matière que la bâche, l’une d’entre eux, la seule qui ne porte pas la veste mais un pantalon bleu, entame un numéro à la roue cyr. Le cercle de la roue cyr s’inscrit dans le cercle formé par le groupe à ce moment-là, lui-même prenant place dans celui de la piste et du cirque.

 

(c) Christophe Raynaud de Lage

 

Le comportement du personnage de Gwenn, qui évolue en dehors d’un groupe qu’elle observe, et dont on peut se demander si elle ne le dirige pas parfois, contamine certains de ses membres. Ainsi, juste avant le numéro de tissu, Gwenn, debout sur la piste, a les bras enlacés sur elle-même, comme si elle se réconfortait seule. Pendant ce temps, le spectateur découvre l’agrès, entouré d’une lumière bleue, qui devient grise dans la hauteur. Trois autres personnages regardent, assis à côté du tapis, un numéro empreint de solitude. Les pieds et les mains de l’acrobate cassent les lignes et expriment la difficulté d’un corps qui tente l’ascension au moyen d’un tissu qui, à plusieurs reprises, descend, laissant ses efforts vains. Arrivée au sol, l’acrobate quitte la piste dans la pénombre, tirant son tissu qui paraît alors d’un poids considérable.

 

Le numéro de bascule laisse aussi apparaitre les confrontations entre le groupe et les individualités. Alors qu’il avait commencé en silence, une musique mélancolique, aux cordes, donne à la scène une couleur sinistre. Un membre du groupe apporte à un acrobate une veste et un chapeau qui lui recouvre le visage, tous deux en matière polyane, souvenir de la bâche. Son visage devient un nuage aveuglant et rappelle au spectateur la coquille d’où provient le groupe. Le collectif serait-il une utopie, un rêve aveuglant les individualités ?

 

(c) Christophe Raynaud de Lage

 

Pendant que l’un d’entre eux déclame, voire crie, son discours aussi parodique que lugubre sur l’identité de l’artiste, un des acrobates ne cesse de se lancer sur la bascule pour chuter ensuite sur le tapis de réception. Le bruit que provoquent ces effondrements du corps sur le tapis, qui lui-même frappe le sol, ainsi que le discours d’indignation semblent finalement raconter l’échec. L’échec de celui qui, artiste dans ce cas, croit pouvoir sauver ses semblables.

 

Enfin, suite au numéro de trapèze du personnage de Gwenn, les membres du groupe installent un autre trapèze, au-dessus d’un tapis rouge. Autour de cet agrès, des couples se forment pour une valse.

 

Croquis de Sandra Reichenberger pendant les répétitions.

 

 

Chacun d’entre eux porte un jupon, à nouveau dans la même matière que la bâche. Gwenn se faufile entre eux et observe la scène pendant qu’une autre acrobate s’installe sur le trapèze au centre de la piste, dans l’espace privilégié et luxueux du tapis rouge.

 

(c) Christophe Raynaud de Lage

 

La valse s’accélère et certains la quittent pour regarder l’acrobate et accueillir ses figures. Ceux qui dansent encore finissent par se frapper ou tomber, de sorte que se mêle à la musique le bruit des bâches qui se frottent au sol ou entre elles. Le numéro se termine avec une lumière rouge intense qui donne à voir uniquement Gwenn lançant violemment le trapèze vers celle qui semble être sa rivale et qui paraît avoir à présent les faveurs du collectif.

 

« Et très bientôt, ayant quitté le nid douillet du Centre national des arts du cirque, la carapace difficile à pénétrer et instinctivement préservée par le groupe va disparaître, une mue ouvrira leur propre chemin [...] », Antoine Rigot, p. 5 du livret du spectacle.

Tout au long de ce spectacle poétique et philosophique, le spectateur assiste à l’intime d’un groupe, un groupe difforme, hybride, mais relié par le rythme, la lumière et, surtout, l’élément plastique de la bâche. Déclinée de la membrane dans laquelle ils se réfugient, aux chapeaux, vestes et jupons portés individuellement, elle participe à la « mue » de chacun.e vers l’individualité et l’émancipation. À l’instar du processus de création durant lequel les richesses comme les limites d’un ensemble uni ont été éprouvées, les relations entre le collectif et l’individu ne cessent, dans F(r)iction, d’être expérimentées, rejouées et transformées.

 

Karine Saroh

 A découvrir le carnet du spectacle sur ce lien

 

Les artistes interprètes de la 30e promotion :

Bascule coréenne - Banquine : Rémi Auzanneau Hernan Elencwajg,Tanguy Pelayo et Baptiste Petit

Mât chinois ; Joad Caron et Léon Volet

Portique coréen: Johannes Holm Veje  (porteur) et Martin Richard (voltigeur)

Portés acrobatiques : Hamza Benlabied (porteur)

Roue Cyr : Lili Parson et Jules Sadoughi

Trapèze fixe ; Gwenn Buczkowski

Trapèze ballant basse hauteur : Léa Leprêtre

Trapèze ballant : Sandra Reichenberger

Contorsion – Equilibre- Acrobatie : Lucille Chalopin

Fil : Poppy Plowman

Tissu : Noémie Deumié

 

L'équipe artistique et technique

 

Antoine Rigot et Alice Ronfard Mise en scène, dramaturgie et scénographie - Gaspard Panfiloff Composition musicale - Julie Basse Création lumière - Fanny Gautreau Création costumes - Irène Bernaud Assistante costumes - Julien Mugica Régie générale - Jacques Girier Régie plateau - Vincent Griffaut Régie lumière - Robert Benz Régie son

Publié dans Scénographie

Mots-clés: Antoine Rigot , Alice Ronfard, Les Colporteurs

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